mercredi 23 avril 2014

Gabriel Garcia Márquez / Cent ans de tristesse

Gabriel García Márquez, 1982

MORT À 87 ANS
GABRIEL GARCIA MARQUEZ, CENT ANS DE TRISTESSE


Jean-Pierre Bouyxou

París Match

Le 17 avril 2014 / Mise à jour le 18 avil 2014

L'immense écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez est décédé à l'âge de 87 ans, des suites d'une infection pulmonaire. Prix Nobel, il a signé quelques chefs d'œuvres de la littérature sud-américaine comme «Cent ans de solitude» et «L'Amour au temps du choléra». Il était aussi le maître du «réalisme magique»,  genre qui a profondément imprégné la culture occidentale. Paris Match se souvient de l'écrivain et d'une rencontre en Colombie, chez lui, en 2006.



Il y a près de quatre décennies qu'il a révolutionné l'art romanesque avec « Cent ans de solitude », une fresque où s'entremêlent inextricablement le présent et le passé, la réalité et le surnaturel, le lyrisme et l'humour, la compassion et la cruauté. Lauréat du prix Nobel de littérature en 1982, Gabriel Garcia Marquez n'est pas seulement, à 78 ans, le plus célèbre des écrivains latino-américains. Intemporel, l'univers foisonnant que décrivent ses livres a l'amplitude d'un mythe universel. De façon signifiante, il n'habite plus qu'une partie de l'année en Colombie, le pays natal qu'il n'a pourtant jamais cessé d'aimer, et partage le reste de son temps entre le Mexique et les Etats-Unis. Soudain frappé de stérilité littéraire, le vieil homme n'a plus rien écrit depuis « Mémoire de mes putains tristes », publié en 2005. Mais cette perte d'inspiration n'affecte ni sa belle humeur ni sa courtoisie. Pendant une semaine, alors qu'il fuit depuis longtemps journalistes et intervieweurs, il a ouvert toutes grandes les portes de sa maison de Cartagena de Indias, en Colombie, à Willy Rizzo, un des plus anciens photographes de Paris Match.

IL PORTE UNE MONTRE À SON IMAGE, OÙ LES CHIFFRES DU CADRAN NE SONT PAS DANS L'ORDRE

La maison de Gabriel Garcia Marquez à Cartagena de Indias, en Colombie, ne comporte aucune bibliothèque. Seules les oeuvres complètes de Cervantès voisinent avec quelques dictionnaires et traités littéraires sur les rayonnages presque vides de son bureau. Il a distribué tous ses autres livres à des amis et se débarrasse de la même façon, à mesure qu'il les a lus, de ceux qu'il continue de recevoir du monde entier.
« Gabo », comme le surnomment ceux qui l'aiment, ne se contente pas de dévorer des ouvrages en espagnol. Il lit aussi couramment l'anglais, même s'il n'a jamais appris à le parler ou, plus probablement, même s'il a appris à ne jamais le parler : à l'époque où il militait au Parti communiste colombien, s'exprimer dans la langue de l'ennemi politique eût été un crime inexpiable. Quant au français, ce sont des chansons qui l'y ont initié. Il voue une admiration sans bornes à Edith Piaf et connaît par coeur la plupart des refrains de Georges Brassens, qu'il fredonne volontiers à ses invités et dont il affirme s'être quelquefois inspiré.
« La musique est une nécessité, dit-il. J'en ai besoin pour me sentir heureux. » C'est si vrai qu'il en écoute du matin au soir, y compris en lisant ou en travaillant. Des chansons, bien sûr, mais aussi des airs traditionnels latino-américains, boléros ou rumbas, et des morceaux classiques. Et ne lui rapportez surtout pas l'avis de Françoise Sagan, grande amatrice de Schumann et Schubert, qui assimilait le goût de la musique à celui du passé. Il se récrierait avec véhémence. Pour cet éternel optimiste, d'une sensibilité à fleur de peau, la musique sous toutes ses formes est, au contraire, synonyme de vie, d'ouverture, d'espoir dans l'avenir. En entendre, c'est se régénérer. Il suffit de le voir esquisser un pas de danse, élégant et gracieux, pour savoir qu'il ne dit que ce qu'il pense.

WHISKY PUR MALT ET CINÉMA

Gabriel Garcia Marquez savoure la vie en épicurien. Son amour du whisky pur malt est, entre lui et ses intimes, un inépuisable sujet de boutades. Les voyages, eux, ont fini par le lasser. Il a renoncé aux longs et incessants périples qu'il entreprenait naguère. Tel Cadet Rousselle, il a trois maisons. L'une à Mexico, où il réside la majeure partie du temps, la deuxième à Los Angeles et la dernière ici, dans l'ancien port d'attache des conquistadors à la recherche de l'Eldorado. Quand il quitte l'une pour aller dans une autre, c'est rarement, désormais, pour moins de deux ou trois mois. L'avion fatigue l'ex-bourlingueur. Il le regrette, car il ne peut plus venir à Paris comme il le voudrait : c'est là que Gonzalo, son fils cadet, exerce le métier de graphiste. Gonzalo lui a donné deux petits-enfants. Tout comme Rodrigo, son fils aîné, qui, lui, vit et travaille aux Etats-Unis. Rodrigo est cinéaste. Il a notamment dirigé Glenn Close et Joe Mantegna dans « Nine Lives », et il a été un des réalisateurs attitrés de la série télé « Six Feet Under ».
La passion de Rodrigo pour le cinéma lui a assurément été léguée par son père. Pour Garcia Marquez, le 7e Art a toujours été aussi important que la littérature. Au temps de sa jeunesse, pendant les deux années où il a habité Rome, il a beaucoup écrit sur le cinéma italien. Il a ensuite rédigé une bonne trentaine de scénarios, collaborant ainsi avec quelques-uns des plus grands cinéastes mexicains (Roberto Gavaldon, Alberto Isaac, Arturo Ripstein, Felipe Cazals), brésiliens (Ruy Guerra) et cubains (Tomas Gutierrez Alea). On l'a même vu, à deux reprises, faire l'acteur dans des films tirés de ses livres. Et n'allez pas croire que sa cinéphilie s'est attiédie avec le temps. Un magnétoscope ou un lecteur de D.v.d. ne suffirait pas à assouvir sa soif d'images animées. Dans le vaste sous-sol de sa villa de Cartagena, il a fait équiper une pièce avec de vrais fauteuils de cinéma, confortables et larges, et avec un vrai projecteur 35 mm, pour pouvoir visionner de vrais films dans les mêmes conditions que dans une vraie salle.

LE PLAISIR DE TROUBLER

A 78 ans, ce séducteur impénitent n'a plus tout à fait l'âge d'être un homme à femmes. Mais il n'a renoncé ni au plaisir de plaire, ni à celui d'être lui-même charmé. Il excelle, d'ailleurs, à trousser aux dames de fort jolis compliments : la principale qualité qu'il leur prête est la coquetterie. Ça tombe bien. Très beau sous sa crinière blanche, il leur donne terriblement envie de se montrer troublantes. « C'est leur meilleure façon de créer un lien avec un homme », dit-il. Son épouse depuis quarante-huit ans, Mercedes, ne s'offusque pas de ces galanteries courtoises. Il éprouve pour elle, de toute évidence, une tendresse immense. Il lui fait une confiance aveugle, et c'est elle qui assure entièrement la gestion matérielle de la maison. Lui n'a aucune notion des comptes et ignore le prix des choses. Il n'a sur lui ni argent liquide, ni carnet de chèques, ni carte bancaire. Il y a quatre décennies, lorsqu'il eut terminé la rédaction de « Cent ans de solitude », il ne possédait même pas les 80 pesos nécessaires pour poster le manuscrit à son éditeur. Mercedes en a trouvé 40, qui ont servi à expédier la première moitié du texte. Puis elle a mis en gage son séchoir à cheveux et quelques autres effets personnels pour pouvoir envoyer la seconde partie...
Des convictions idéologiques qui ont longtemps fait de lui un des porte-parole du marxisme dans le monde, Gabo - puisque c'est décidément ainsi qu'il convient de le désigner - n'a guère conservé qu'une indéfectible affection pour Fidel Castro. On la lui a souvent reprochée. Il n'en a cure. En amitié, cet assoiffé d'absolu est d'une fidélité intransigeante. Mais son attachement pour le dictateur cubain ne l'empêche pas de tenir Bill Clinton en grande estime. Il a de longues et fréquentes conversations téléphoniques avec l'ancien président américain, car ils préparent ensemble un plan d'action humanitaire. De façon générale, et quelles que soient les distances qu'il a pu prendre avec ses opinions passées, la politique n'a jamais cessé de le passionner. Il lit tous les jours la presse internationale, se tient au courant de tout ce qui se passe d'important sur la planète. Et il est en contact quasi permanent avec le chef de l'Etat colombien, Alvaro Uribe Velez, qui le consulte sur les affaires importantes du pays.
Partout considéré comme un vieux sage, il n'a rien, pourtant, du patriarche sentencieux et bougon que l'on pourrait redouter. Le regard qu'il pose sur ses visiteurs est à la fois pénétrant et doux, attentif et bienveillant. Il a aussi une manière de sourire qui apaise et rassure. On craignait d'être intimidé en le rencontrant. On est simplement ému. Cet humaniste convaincu, adepte dans ses livres et dans l'existence d'un « réalisme magique » qu'on saurait difficilement apparenter au mysticisme, aurait-il finalement été touché par la foi ? C'est la seule question à laquelle il ne veut pas répondre...

NI INQUIÉTUDE NI ANGOISSE

C'est sans hésitation ni gêne, en revanche, qu'il parle de ce qui, à ses yeux, pourrait être un drame abominable. Depuis près d'un an et demi, l'écrivain fécond, Prix Nobel de littérature en 1982, est totalement en panne d'inspiration. Chaque matin, scrupuleusement, il s'assoit à sa table de travail, devant le clavier de son ordinateur. Mais rien ne vient. Pas une phrase, pas un mot, pas une idée. L'écran reste désespérément vierge, comme une page de papier resterait blanche. « 2005 a été une année où, pour la première fois de ma vie, je n'ai pas écrit une ligne », a-t-il récemment déclaré au quotidien catalan « La Vanguardia », dans l'une des rares interviews qu'il ait accordées depuis longtemps. Nulle inquiétude ou angoisse, pourtant, de sa part. Gabo espère que tout se débloquera un jour et qu'il pourra, alors, signer un nouveau livre digne de ses anciens chefs-d'oeuvre. Mais il est, d'avance, également résigné à ce que le déclic ne se produise jamais. Peu lui chaut. Il ne porte pas par hasard une montre conçue pour lui, où les chiffres du cadran ne se suivent pas dans l'ordre. Il n'est indispensable ni de lire l'heure pour connaître le moment de la journée, ni d'écrire des livres à tout prix pour s'approcher de la vérité.

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