jeudi 5 mars 2015

Marguerite Duras / L'amour / Premier chapitre


Marguerite Duras
L'AMOUR
Premier chapitre

Un homme.
Il est debout, il regarde : la plage, la mer.
La mer est basse, calme, la saison est indéfinie, le temps, lent.
L'homme se trouve sur un chemin de planches posé sur le sable.
Il est habillé de vêtements sombres. Son visage est distinct.
Ses yeux sont clairs.
Il ne bouge pas. Il regarde.
La mer, la plage, il y a des flaques, des surfaces d'eau calme isolées.
Entre l'homme qui regarde et la mer, tout au bord de la mer, loin, quelqu'un marche. Un autre homme. Il est habillé de vêtements sombres. A cette distance son visage est indistinct. Il marche, il va, il vient, il va, il revient, son parcours est assez long, toujours égal.
Quelque part sur la plage, à droite de celui qui regarde, un mouvement lumineux : une flaque se vide, une source, un fleuve, des fleuves, sans répit, alimentent le gouffre de sel.
A gauche, une femme aux yeux fermés. Assise.
L'homme qui marche ne regarde pas, rien, rien d'autre que le sable devant lui. Sa marche est incessante, régulière, lointaine.
Le triangle se ferme avec la femme aux yeux fermés. Elle est assise contre un mur qui délimite la plage vers sa fin, la ville.
L'homme qui regarde se trouve entre cette femme et l'homme qui marche au bord de la mer.
Du fait de l'homme qui marche, constamment, avec une lenteur égale, le triangle se déforme, se reforme, sans se briser jamais.
Cet homme a le pas régulier d'un prisonnier.

Le jour baisse.
La mer, le ciel, occupent l'espace. Au loin, la mer est déjà oxydée par la lumière obscure, de même que le ciel.
Trois, ils sont trois dans la lumière obscure, le réseau de lenteur.

L'homme marche toujours, il va, il vient, devant la mer, le ciel, mais l'homme qui regardait a bougé.
Le glissement régulier du triangle sur lui-même prend fin :
Il bouge.
Il se met à marcher.

Quelqu'un marche, près.
L'homme qui regardait passe entre la femme aux yeux fermés et l'autre au loin, celui qui va, qui vient, prisonnier. On entend le martèlement de son pas sur la piste de planches qui longe la mer. Ce pas-ci est irrégulier, incertain.
Le triangle se défait, se résorbe. Il vient de se défaire : en effet, l'homme passe, on le voit, on l'entend.
On entend : le pas s'espace. L'homme doit regarder la femme aux yeux fermés posée sur son chemin.
Oui. Le pas s'arrête. Il la regarde.
L'homme qui marche le long de la mer, et seulement lui, conserve son mouvement initial. Il marche toujours de son pas infini de prisonnier.
La femme est regardée.
Elle se tient les jambes allongées. Elle est dans la lumière obscure, encastrée dans le mur. Yeux fermés.
Ne ressent pas être vue. Ne sait pas être regardée.
Se tient face à la mer. Visage blanc. Mains à moitié enfouies dans le sable, immobiles comme le corps. Force arrêtée, déplacée vers l'absence. Arrêtée dans son mouvement de fuite. L'ignorant, s'ignorant.

Le pas reprend.
Irrégulier, incertain, il reprend.
Il s'arrête encore.
Il reprend encore.
L'homme qui regardait est passé. Son pas s'entend de moins en moins. On le voit, il va vers une digue qui est aussi éloignée de la femme que l'est d'elle le marcheur de la plage. Au-delà de la digue, une autre ville, bien au-delà, inaccessible, une autre ville, bleue, qui commence à se piquer de lumières électriques. Puis d'autres villes, d'autres encore : la même.


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