samedi 16 janvier 2016

David Bowie / Le chanteur dandy




David Bowie, le chanteur dandy


Envoyé spécial à New York, Laurent Rigoulet
Publié le 15/06/2002. Mis à jour le 11/01/2016 à 12h13.


Ses angoisses de pop star vieillissante lui donnent des ailes. David Bowie revient aux sources de son inspiration avec “Heathen”, un opus rock et intimiste, soutenu par le producteur Tony Visconti, son complice des débuts. Article paru le 15 juin 2002 dans “Télérama”.
Vous pénétrez dans un immense studio d'enregistrement new-yorkais aux faux airs de chapelle. Une table est dressée dans un angle – nappe immaculée, argenterie, fleurs et corbeilles de fruits frais. David Bowie, seul au milieu de la pièce, vous reçoit dos tourné. Il vous a entendu entrer, et, sans préambule, vous entretient du vertige que lui inspire la hauteur des plafonds. Il vous parle et vous regarde à peine. Signe de connivence. Comme si vous connaissant de longue date, il tenait toutes politesses pour superflues.
Vous étiez prévenu : il arrive au chanteur de se renseigner sur ses interlocuteurs et de glisser au moment opportun la petite phrase qui va créer un semblant d'intimité. Cette familiarité affectée est depuis toujours la marque d'une distance infranchissable. Vous avez mis un pied dans le cercle et vous n'irez pas plus loin. Depuis trente ans, ceux qui veulent percer le secret en sont pour leurs frais. Aujourd'hui, vous avez quarante-cinq minutes montre en main pour poser vos questions et sonder le mystère. Managers et attachés de presse montent la garde dans un studio mitoyen où le nouveau disque du maître passe en boucle dans la pénombre.
Au cœur de ce cirque qui mobilise un immeuble de Manhattan et dont il tire lui-même les ficelles, le chanteur est, de loin, le plus décontracté. Affable, agréable, attentif. Il lui arrive de rire de bon cœur et de se laisser aller à la confidence avec une touche de vulgarité (« Si vous pouviez voir à quoi je ressemble le matin ! ») Sa coiffure est à peine remarquable, il s'est habillé de manière informelle, sans théâtre, sans mise en scène, et laisse de côté les écrans de fumée théoriques dont il semait les entretiens des années précédentes.
« Avec Heathen, j'ai l'impression

de retrouver mes vieux fantômes,

le doute, la peur, l'isolement, l'abandon,

le besoin de revanche... »
Pas question aujourd'hui de creuser l'hypothèse du chanteur virtuel qu'il agitait pour la sortie récente d'un jeu vidéo (« Créer un clone de moi-même, l'idée m'aurait excité à 20 ans, tranche-t-il. Plus aujourd'hui ! ») Ni d'envisager, comme à l'époque de son vrai faux groupe Tin Machine, la disparition de Bowie et la dissolution de son identité. Ou de se réinventer en peintre, artiste multimédia, rocker coté en bourse, citoyen du monde, prophète de l'Internet, philosophe de l'ère techno...
David Bowie ne cherche manifestement plus à vampiriser l'avant-garde, ni à s'annexer les modes. Il fait mine de vivre sans avance sur son temps, comme rattrapé par l'âge et l'accueil résigné de la maturité « car en vérité, ce n'est le commencement de rien / Rien n'a changé [...] c'est le commencement de la fin », chante-t-il, avec drame et majesté, en ouverture de son nouvel album Heathen.
Lors de l'entretien qu'il pilote à sa guise, l'Anglais de New York est intarissable sur les séances d'enregistrement et son travail de composition. Il dit avoir retrouvé le plaisir d'écrire des chansons qui parlent pour lui : « C'est mon album le plus personnel depuis longtemps. J'ai l'impression de retrouver mes vieux fantômes, le doute, la peur, l'isolement, l'abandon, le besoin de revanche... »
Au fil d'une longue carrière, où Bowie s'est épuisé à raviver son désir en même temps que le nôtre, ce n'est bien sûr pas la première fois qu'il fait le coup de la mise à nu. Le célèbre critique rock américain Lester Bangs, qui s'est longtemps agacé des tours de passe-passe du chanteur de Ziggy Stardust et de son goût pour la manipulation, décrivait ça à l'époque d'un concert new-yorkais de janvier 1975 : « Maintenant, voilà qu'il pose au mec qui redescend sur Terre, comme s'il venait juste de décider que nous (le public) ne nous ferions plus avoir, qu'après tout il existe bien un "nous". [...] L'album à venir, a-t-il affirmé, est le truc "le plus personnel" qu'il ait jamais fait, blablabla, et vous voyez d'où il vient avec un truc comme ça. [...] La quête de sincérité de David sur cette pitoyable salope de Terre. »
Quelques mois plus tard, Lester Bangs s'adoucissait singulièrement pour écrire que l'album en question, Young Americans, candide approche de la musique black, était effectivement le disque « le plus humain » de Bowie depuis longtemps : « Un pont entre la mélancolie et la franche déprime, le compte rendu honnête d'un individu profondément perturbé, mentalement brisé. »
« En 1972, j'étais à bout et j'aurais

logiquement dû y passer. J'étais

complètement perdu et je sentais

bien qu'on m'adorait pour ça. »
Or, à ce jour, Heathen, bel opus 2002, n'est pas loin d'être l'album le plus « humain » de Bowie depuis Young Americans (et sans doute le plus convaincant depuis Scary Monsters, en 1980). Un touchant ouvrage d'équilibrisme mélodique où il s'expose à la nudité de son interprétation, son vibrato théâtral rencontrant par instants les pointes éraillées de sa jeunesse fiévreuse et provocante comme s'il faisait le parcours à l'envers. En une poignée de chansons, il semble dire comment il est passé, sous les dehors de l'hyperactivité et de la multiplication des masques, du vertige de la chute à l'acceptation de la mélancolie.
« Qu'est-ce qui a rendu ma vie si merveilleuse ? / Qu'est- ce qui m'a fait me sentir si mal ? », demande-t-il dans Afraid, genre de minibilan personnel où l'emphase le dispute à l'ironie (« Ma petite âme a grandi »). La question resurgit aujourd'hui qu'il se trouve père d'une fille de 20 mois, grand bourgeois établi dans une ville rongée par le spectre de la catastrophe (il vit à proximité du site des Twin Towers) ; « On sent une angoisse sourde à New York, dit-il, elle était palpable bien avant le 11 septembre. »
Au milieu des années 70, cette ville qui le fascinait lui faisait « carrément peur » et son malaise était impressionnant. La cocaïne le rendait paranoïaque et sa maigreur lui donnait des airs de Nosferatu. Il avait le sentiment que le monde, avec lui, vivait sur une poudrière. Jusqu'à la trilogie Low-Heroes-Lodger, sa « schizophrénie », ses inspirations subites, ses changements permanents de cap et de personnalité ont donné de grands albums. Ils étaient aussi, de son propre avis, une manière de tromper sa grande lassitude et de conjurer l'effondrement inéluctable.
Sa trajectoire imitait, jusqu'à la tentation du suicide, celle de Ziggy Stardust, double fantasmé créé en 1972 et qui ne pouvait vivre et mourir que pour le rock'n'roll. « J'étais à bout et j'aurais logiquement dû y passer, raconte-t-il. J'étais complètement perdu et je sentais bien qu'on m'adorait pour ça. Les gens aiment voir souffrir leurs héros. Pour rien au monde, je ne voudrais revivre cette période, même si elle était riche. Je n'en ai aucune nostalgie. Je n'ai aucune envie d'enregistrer des disques qui revisitent cette époque. J'ai récemment renoncé à monter une comédie musicale adaptée de Ziggy Stardust. Il faut laisser ces choses dans le mystère où elles sont plongées. »
« Dans les années 80, j'avais complètement

déserté ma musique. Bizarrement, c'est

à cette époque que j'ai eu mon plus

grand tube avec Let's dance. »
Puisqu'il ne s'est pas laissé aspirer par la chute, Bowie est resté, presque malgré lui, à la pointe des élégances. « Je n'ai jamais été aussi peu intéressé par ce que je faisais dans les années 80, dit-il. J'avais complètement déserté ma musique. Bizarrement, c'est à cette époque que j'ai eu mon plus grand tube avec Let's dance. Pour la première fois, j'appartenais au public et je ne savais pas quoi faire. Leur donner ce qu'ils réclamaient ou leur résister... »
A quel moment a-t-il eu l'impression de se retrouver dans ce qu'il composait ? Il hésite un instant, cite la BO d'un feuilleton pour la BBC, The Buddah of Suburbia(1993) adaptation d'un roman de Hanif Kureishi : « C'est un disque charnière pour moi, j'avais l'impression de retrouver à nouveau ce que j'aimais faire. Ensuite, il y a quelques chansons par-ci par-là, comme Small Plot of land sur Outside, qui me semblent préfigurer Sunday et Heathen, les chansons clés du nouvel album. »
Bowie a essayé, en 1999, de retrouver l'essence de son talent d'auteur-compositeur sur Hours que la rumeur a présenté un peu vite comme le nouvel Hunky Dory(1972). Cette fois, pas de doute, les chansons de Heathen sont plus riches et plus abouties. Certainement grâce à Tony Visconti, complice des débuts qui fut aux manettes d'un certain nombre de disques clés, de The Man who sold the world(1970) à Scary Monsters (1980).
Les deux hommes n'ont pas retravaillé ensemble depuis vingt ans et Bowie n'ignorait pas que Visconti, qui l'a souvent critiqué pendant sa carrière, est le dernier qu'il peut espérer bluffer : « J'ai travaillé deux ans avant de lui proposer des chansons que je pensais acceptables. Et nous nous sommes mis d'accord sur l'idée que nous ne voulions ni l'un ni l'autre enregistrer un disque passéiste. Je ne sais pas s'il reste encore des formes sonores à explorer, mais sur le plan personnel, je suis sûr qu'il y a des choses que je n'ai pas encore approchées. » Dans le dossier de presse, Bowie, qui n'a jamais reculé devant les formules solennelles, parle de sa propre « restauration culturelle » (« utiliser tout ce que je sais sans revenir en arrière »).
« New York est une ville où l'on ne trouve

pas facilement la paix. La nuit, c'est

comme si vous entendiez crépiter

des milliers de cerveaux. »
Heathen a été enregistré dans le cadre somptueux des collines de Woodstock, à deux heures de route de New York. « Le studio lui-même était impressionnant, dit Bowie.Un bâtiment années 20 de bois et d'acier, le rêve de grandeur d'un type qui dessinait des paquebots et s'en est inspiré pour créer son intérieur. La salle où nous enregistrions était immense, nous avons installé des micros plusieurs mètres au-dessus de nos têtes pour capter cette ambiance de cathédrale. »
Les fenêtres ouvraient sur le grand calme du bassin d'Ashokan. Bowie se levait aux aurores pour écrire seul, regardant passer les aigles et les cerfs. « J'étais un peu sceptique sur ce que cette ambiance pouvait m'apporter, dit-il. Mais elle m'a galvanisé. » Ces rêveries panoramiques n'ont manifestement eu pour effet que de le renvoyer un peu plus à ses obsessions solitaires de chanteur vieillissant, ses angoisses très urbaines qui culminent dans le quasi prophétique Heathen et ses visions menaçantes d'un ciel de verre et d'acier (« Quand le soleil est bas / que ses rayons pointent / Je peux le voir à présent / le voir mourir. »« New York est une ville où l'on ne trouve pas facilement la paix, dit-il. La nuit, c'est comme si vous entendiez crépiter des milliers de cerveaux. Ils ne se reposent jamais, s'inquiètent toujours de ce que leur réserve le jour à venir. » Rien n'a vraiment changé. Sous ses airs de paisible dandy, Bowie doit toujours être parmi les derniers à trouver le sommeil.



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