jeudi 28 janvier 2016

Michel Tournier / Ce qui m'intéresse, cést lire tournier en anglais, en allemand


Michel Tournier

MICHEL TOURNIER : «CE QUI M’INTÉRESSE, C’EST LIRE TOURNIER EN ANGLAIS, EN ALLEMAND»

Par Claire Devarrieux
 3 juillet 2015 à 17:26

En juillet dernier, Libération avait rencontré Michel Tournier, dont on a appris le décès ce lundi. Nous republions cet entretien.



Après l’entretien, Michel Tournier se laissera photographier de bonne grâce. Il voit qu’Edouard Caupeil travaille avec un Rollei, lui aussi en a eu un, et l’a toujours, mais il ne fait plus de photos. Il évoque l’émission qu’il produisait dans les années 60, Chambre noire, il avait «beaucoup de mal à la faire admettre». Il déplore la difficulté du métier de photographe, «mauvais cheval». Il se prête volontiers au jeu des questions. Par terre, près de lui, et sur une table basse, des piles écroulées, en allemand (Hans Fallada, Bernard Schlink), ou en français. L’Ethique de Spinoza est bien en vue. On aperçoit un roman de Laurent Gaudé. Michel Tournier est membre honoraire du prix Goncourt, mais les éditeurs, dit-il, continuent de lui envoyer des livres.

Comment va s’appeler votre Pléiade ?
Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Ça ne m’intéresse pas beaucoup. Ce qui m’intéresse, c’est d’être lu. Or, pour être lu, il faut être en livre de poche. Le livre de poche, c’est le contraire de la Pléiade. Il ne coûte pas cher, on le met dans sa poche, c’est le cas de le dire, on le lit et on le jette. Tandis que la Pléiade, on la met sur des rayonnages, on la regarde de dos sans l’ouvrir. Elle est faite pour être exposée. C’est mon point de vue, qui n’a aucune importance. (Michel Tournier se penche pour attraper un bout de papier. Il lit :) Le creux poplité, vous savez ce que c’est ? (On a su.) C’est le jarret, l’envers du genou. L’allemand a un seul mot pour le désigner. Kniekehle, k.e.h.l.e.
Si on passe du coq à l’âne, cela ne vous dérange pas ?
Je préfère l’âne au coq.
Vous dites, dans une lettre à Hellmut Waller, être très maladroit de vos mains…
Je n’ai jamais rien pu faire de mes mains. Si je tape sur un clou, je me tape sur les doigts. Le jardinage ? Incapable. Je suis matériellement incapable. Je n’ai jamais manié une scie. Je ne joue d’aucun instrument. J’ai un frère qui est un flûtiste de premier ordre, une sœur qui joue du violoncelle. Moi, zéro.
Pourtant, vous manifestez un grand intérêt pour les appareils photo, le diaphragme, les formats, etc.
Ce n’est pas pratique, c’est technique. Un appareil photo, c’est tout ce qu’on voudra, mais ce n’est pas un outil. L’image se présente, le photographe la prend et puis c’est terminé.
Les magnétoscopes, les ordinateurs, Internet ?
Je ne vaux rien pour ça.
Les machines à écrire ?
Oui, bien sûr. J’en ai une, qui ne me sert plus. Autrefois, toutes les traductions que j’ai faites, et j’en ai fait beaucoup, pendant quelques années, je comptais le nombre de pages, car j’étais payé à la page, et je savais, à la fin de la journée, ce que j’avais gagné. C’était capital. La traduction est un sale boulot. J’en ai un mauvais souvenir.
Vous arrive-t-il de regarder les photos que vous avez faites ?
Non. Pas plus que je ne lis les journaux que j’ai tenus. Mon passé ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, ce sont les éditions étrangères. Lire Tournier en allemand, en anglais - je ne le parle pas, mais je le lis.
Qu’allez-vous faire de tous vos tirages ?
Je n’en sais rien. Ils sont là. Vous savez, quand je serai mort, il y a d’autres problèmes qui se poseront, et je m’en fiche, je ne serai plus là.
Vous pourriez avoir envie d’une exposition.
Je ne suis pas un grand photographe. Je m’intéresse aux photos des autres, pas aux miennes. J’ai un laboratoire, un agrandisseur, tout ce qu’il faut. Je n’ai pas fait une seule photo valable, qui mérite d’être conservée. Ça, je le sais.
Dans les lettres, vous dites, en 1969, «la France va devenir un pays d’une platitude complète, politiquement. Et c’est très bien comme ça».
Oui. Au fond, l’intérêt d’un pays, politiquement, c’est dramatique, mais c’est la guerre. La paix, ça n’a aucun intérêt. Il ne se passe rien. Tant mieux. Moi, je n’ai jamais porté un uniforme. J’ai vécu la guerre comme enfant, comme adolescent, comme jeune homme. Mais jamais comme soldat. Mon père, lui, a fait la guerre. C’était une «gueule cassée». Il s’en est fallu d’un rien qu’il soit tué, et que je n’existe pas. Je suis content de la date à laquelle je suis né [en 1924, ndlr]. J’ai échappé deux fois à des événements horribles. La deuxième fois, c’était l’Algérie, j’étais trop vieux.
Comment vous informez-vous ?
Par la télévision, et la presse. Je lis les journaux.
Regardez-vous toujours la télévision de manière compulsive ?
Je suis tout seul, ici. Alors j’allume la télévision.
Mais il n’y a rien, à la télévision.
Il y a des visages. Des paysages. Visages et paysages…
On apprend, dans vos lettres, que le tourisme ne vous déplaît pas, ni les plages fréquentées.
Le tourisme ne me dérange pas. Les plages désertes, c’est triste. Tandis qu’une plage peuplée de très beaux corps, de jolies femmes… Voilà un outil qui ne me quitte jamais (il tient une paire de jumelles).
Vous aimez vos contemporains…
Ben oui. Pourquoi pas ?
Vous confiez avoir une tendance méchante à la dérision…
Méchante… disons critique. Je ricane.
En 1970, vous n’aviez pas lu Anna Karénine, ni Melville. Vous vous êtes rattrapé depuis ?
Non. Je lis ce qui me plaît…Tu veux bien prendre la photo qui est là pour la montrer ? (la femme de son filleul, qui veille sur lui, apporte le grand tirage d’une photo en noir et blanc de juillet 1970. Michel Tournier, en maillot de bain, rayonnant, tient les mains d’un enfant juché sur ses épaules). C’est moi, à Villers et l’enfant, c’est Eric (son neveu, fils de Jean-Loup Tournier). L’enfant porté par l’homme est le thème du Roi des Aulnes (Michel Tournier déclame en allemand le poème de Goethe).Sur le meuble, il y a une statue de saint Joseph portant l’enfant Jésus. C’est ma statue par excellence. J’allais régulièrement au bord de la mer dans l’abbaye de Saint-Jacut, en Bretagne. Je faisais une conférence, où je disais, on fait porter l’enfant par la mère, jamais par le père. Une année, la directrice m’a dit, j’ai une bonne surprise pour vous, on vous a trouvé un enfant Jésus porté par saint Joseph. Et je l’ai ramené dans ma voiture. C’est un cadeau de l’abbaye de Saint-Jacut.
Vous êtes né à Paris, mais vous êtes un des rares écrivains à ne pas aimer cette ville.
Moi, ce que j’aime, ce sont les arbres, la campagne. Je suis né à Paris dans le pire arrondissement qui soit pour un enfant, le neuvième. J’ai appris à marcher square de la Trinité. Tout un programme.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire