samedi 9 janvier 2016

Nabokov défie l'écriture


Nabokov défie l'écriture

Nathalie Crom
Publié le 17/04/2010. Mis à jour le 19/04/2010 à 12h27.
L'œuvre intemporelle de Vladimir Nabokov continue d'irriguer la littérature contemporaine. Plus de trente ans après sa mort, paraît la traduction française de son roman inachevé “L'Original de Laura” et l'intégralité de ses nouvelles et de ses conférences. A découvrir, selon lui, “avec la mœlle épinière”. Et par-delà “Lolita”...
S'il n'était devenu écrivain, Vladimir Nabokov (1899-1977), on le sait, aurait volontiers consacré ses jours à l'étude des lépidoptères. « Je conçois très bien une autre vie, dans laquelle je ne serais pas romancier, locataire heureux d'une tour de Babel en ivoire, mais quelqu'un de tout aussi heureux, d'une autre manière : un obscur entomologiste qui passe l'été à chasser les papillons dans des contrées fabuleuses et qui passe l'hiver à classifier ses découvertes dans un laboratoire », racontait-il en mai 1975 à Bernard Pivot qui lui consacrait un numéro spécial d'Apostrophes. Ce n'était pas une simple pose. Des pages d'Autres Rivages, son admirable autobiographie, témoignent de l'émerveillement esthétique mêlé de curiosité scientifique que Nabokov éprouva, dès l'enfance, devant le ballet des papillons se détachant sur le fond bleu du ciel à Rojdestvéno, à Vyra, à Batovo, propriétés campagnardes au sud de Saint-Pétersbourg où chaque année sa famille s'installait pour de longs mois de villégiature.
Sur la passion de l'entomologie, celle de l'écriture l'a emporté. Activité qu'au début de sa vie il pratiquait en position couchée, sur un divan, un lit, puis, à l'heure de la maturité, en position « verticale austère » « Debout devant mon lutrin », avec, à la main, « un crayon bien taillé ». Rédigeant jour après jour des fragments, des fiches qui, une fois assemblées, devinrent des romans de génie mêlant puissance évocatrice et construction virtuose. A l'image de ces chefs-d'oeuvre du patrimoine mondial dont, lorsqu'il enseignait la littérature européenne aux Etats-Unis, il recommandait aux étudiants de ne les lire ni avec le coeur ni avec l'esprit, « mais avec (la) mœlle épinière : c'est là que se produit le frisson révélateur ».
“Ce qui fait que Nabokov a accédé si 

rapi­dement au statut de classique
con­temporain, c'est d'abord son écriture
remarquable, fortement imagée.”

Plus de trente ans après sa mort, en 1977, Nabokov fait aujourd'hui l'objet d'une actualité éditoriale multiple : tandis que paraîtra sous peu la traduc­tion française de son ultime roman, L'Original de Laura, que sa disparition laissa inachevé – c'est-à-dire sous la forme d'un ensemble de 138 fiches –, deux épais volumes rassemblent, l'un ses nouvelles complètes, l'autre les conférences sur la littérature qu'il prodigua de 1941 à 1958 dans les ­universités américaines. Floraison d'ouvrages qui encouragera peut-être le lecteur français à aller voir d'un peu plus près l'œuvre magistrale de cet immense auteur du XXe siècle, qui écrivit la première partie de son œuvre en russe (La Défense Loujine, Rires dans la nuit, La Méprise, Le Don...) et qui sut, à partir de 1941 et de son exil aux Etats-Unis, se réinventer en langue anglaise (La Vraie Vie de Sebastian Knight, Lolita, Feu pâle, Ada ou l'ardeur...). L'intégralité de ses romans et nouvelles – parmi lesquelles on trouve aussi quelques pages en français, notamment le célèbre récit Mademoiselle O,portrait de sa gouvernante – composant, en dépit du changement de langue imposé par le cours de son existence ( la fuite hors de Russie en 1919, les années à Berlin, Londres et Paris, puis l'exil outre-Atlantique avec son épouse, Véra, ­finalement l'installation à Montreux en 1959), un ensemble fictionnel et poétique d'une grande cohérence, construit au long de cinq décennies d'écriture. Un tout dont, en France, on ne lit plus guère que Lolita, certes l'un de ses chefs-d'œuvre, et, parmi sa bibliographie, le roman auquel il était le plus attaché.
« Ce qui fait que Nabokov a accédé si rapi­dement au statut de classique con­temporain, c'est d'abord son écriture remarquable, fortement imagée. C'est aussi sa capacité à inventer et com­poser des histoires extrêmement complexes et emboîtées,analyse Maurice Couturier (1), son traducteur en France. Surtout, il ne se soucie pas de l'actualité, pas plus que de donner à ses romans une dimension sociale ou documentaire. A travers les person­nages qu'il invente, il s'intéresse à des choses bien plus essentielles sur l'humain. Comment l'individu se fabrique. Avec quelle sensibilité, quel courage, quelle force. Avec aussi quelle violence et quelle perversité parfois - qu'on songe à la part de sadisme et de cru­auté contenue dans Rires dans la nuit, Invitation au supplice ou Lolita. »
“Je garde une rancune tenace aux

gens qui demandent à leurs lectures
romanesques d'avoir un caractère
informatif, édifiant ou national.”

« Je ne poursuis aucun objectif social, je n'apporte aucun message moral. J'aime seulement composer des énigmes avec des solutions élégantes »,déclarait Nabokov lui-même. Abhorrant l'idée d'une littérature à vocation de distraction ou de consolation pour le lecteur. « Je garde une rancune tenace aux gens qui demandent à leurs lectures romanesques d'avoir un caractère informatif, édifiant ou national, ou encore d'être aussi bonnes pour leur santé que le sirop d'érable ou l'huile d'olive... », protestait-il encore, plaidant pour une littérature de pure invention, pour l'écriture comme un art d'« enchanteur » - un art qui ne vise pas au réalisme, au contraire empreint de magie, mêlant « la stratégie de l'inspiration et les tactiques de l'esprit, la chair de la poésie et le spectre d'une prose translucide ».
Et Maurice Couturier de préciser : « Son œuvre, notamment Lolita (1955), mais aussi Ada ou l'ardeur, où il est question d'inceste, a été jugée parfois comme moralement provocante. Mais Nabokov n'est en rien un libertin. Son souci premier n'est pas de parler de la transgression ou du sexe, mais d'uti­liser le sexe et la transgression comme défis à une écriture poétique. Pour lui, la question est : comment puis-je ­rendre cela dicible ? Il essaie en ­somme de faire un peu la même chose que Ronsard. Ronsard dont il disait d'ailleurs qu'il aurait donné tout ­Racine et tout Corneille pour un de ses sonnets. »
“Il ne cherchait pas à être à l'avant-garde.

Les formes expérimentales qu'il a
utilisées s'imposaient naturellement à lui .”

Négligé en France à partir des années 1970 - car considéré par l'in­tel­li­gen­tsia, alors de gauche, « comme un auteur trop à droite, un conservateur, ce qu'il n'était pas ; d'ailleurs, de ces ques­tions politiques, il se moquait », analyse Maurice ­Couturier -, Nabokov bénéficie au contraire, aux Etats-Unis, de l'admiration unanime des écrivains du courant postmoderne, les Pynchon, John Barth, Robert Coover ou William Gass... qui l'appréhendent comme un immense expérimentateur formel et partagent avec lui la revendication de la sophistication et de l'artificialité comme constitutifs du geste littéraire. « En réalité, il ne cherchait pas à être à l'avant-garde, poursuit Maurice Couturier. Les formes expérimentales qu'il a utilisées, telles que l'écriture par fragments, les mises en abyme, ou le long poème en quatre chants de Feu pâle, s'imposaient naturellement à lui : c'était chaque fois la technique à utiliser dans le type d'histoire qu'il avait à raconter. »
Ainsi, L'Original de Laura, écrit par Nabokov au cours des derniers mois de sa vie et demeuré à l'état de fragments (2), peut-il se lire comme une oeuvre à part entière, non une simple ébauche. Trois - peut-être quatre - récits les uns dans les autres enchâssés, que dessine une série discontinue de fragments souvent saisissants d'intensité poétique ; et, du côté des motifs et des personnages, un livre dans le livre, et une jeune femme qui pourrait être la soeur aînée de Lolita... De Nabokov, ne resteront désormais à traduire que quelques conférences, quelques lettres. Et, si le coeur en dit à un éditeur français, un volume épais de quelque 800 pages sur les papil­lons (3).




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