vendredi 8 janvier 2016

Stephen King / “En réalité, je suis resté tout simplement un enfant”

Stephen King

Stephen King 

“En réalité, je suis resté tout simplement un enfant”


Propos recueillis par Nathalie Crom et Cécile Mury
Publié le 12/11/2013. Mis à jour le 13/11/2013 à 10h06.


Dans “Docteur Sleep”, Stephen King fait revenir le petit garçon de “Shining”, qui a bien grandi. Nous avons rencontré le roi de l'épouvante avant sa visite en France.
Nous avons pu parler à Stephen King, une heure durant, un après-midi d'octobre – dans le Maine, où il habite, c'était le matin, entre 8 et 9 heures. L'homme nous est apparu aimable, affable, gai. Précis et réfléchi dès lors qu'il était question d'écriture. S'amusant des interrogations parfois anxieuses que suscite son univers d'écrivain. Curieux de l'accueil que lui réserveront ses lecteurs, lors de sa présence à Paris mi-novembre.
Parmi tous vos livres et tous les personnages que vous avez inventés, pourquoi avoir choisi de donner une suite à Shining, et de retrouver Danny Torrance, l'enfant devenu quadragénaire ?
De tous les personnages que j'ai créés, Danny est le seul à être demeuré dans mon esprit. Et lorsque je suis face à mes lecteurs, lors de rencontres, il y a toujours quelqu'un pour me demander : mais qu'est-il arrivé au petit garçon de Shining ? Je m'en suis longtemps tiré avec une blague, en répondant : eh bien, il s'est marié avec Charlie McGee [la jeune héroïne deCharlie, ndlr], et ensemble ils ont eu des enfants, aussi extraordinaires qu'étranges.
Mais, en réalité, moi-même je m'interrogeais sur lui. Danny a grandi dans une famille dysfonctionnelle, auprès d'un père alcoolique. Après pareille enfance, quel adulte allait-il devenir ? Sa vie serait-elle en miettes, ou aurait-il surmonté ses traumatismes ? Les années ont passé, j'ai pensé à Danny de plus en plus souvent, et un jour j'ai réalisé : tiens, Danny Torrance a 20 ans aujourd'hui. Et dix ans plus tard : tiens, Danny a 30 ans – à quoi son existence peut-elle bien ressembler ? Les graines à partir desquelles surgit et grandit un roman restent un mystère pour moi. Mais je sais qu'il arrive un moment où, tout simplement, il faut s'asseoir et écrire l'histoire pour soi-même.
“Où est le plaisir 
d’inventer une histoire 
si on sait d’emblée 
où l’on va ?”
Vous vous êtes lancé dans le roman sans savoir où il allait vous emmener ?
Il existe différentes sortes d'écrivains. Mon ami John Irving dit toujours que, lorsqu'il écrit un roman, il commence par coucher sur le papier la dernière phrase. Et moi, chaque fois je pense : mais où est le plaisir d'inventer une histoire si on sait d'emblée où l'on va ? Or j'écris pour m'amuser. Je savais un certain nombre de choses sur Danny Torrance : il était devenu alcoolique, comme son père ; et comme lui il était très mauvais, violent, lorsqu'il était saoul. Je savais que ces comportements se transmettent d'un père à un fils, ou d'une mère à sa fille, mais je me demandais aussi s'il réussirait à s'en extraire.
En réalité, ce qui m'a surtout décidé à écrire ce livre, c'est une série télévisée sur un hospice où un chat, adopté par les pensionnaires, va dans la chambre de ceux qui vont mourir bientôt. Le chat est une sorte d'émissaire de la mort, traité comme un ami par ceux qui vont mourir. Je voulais que Danny soit ainsi, lui aussi.
S'agissait-il pour vous de briser le tabou dont la mort est entourée aujourd'hui ?
La mort m'intéresse car il s'agit d'une expérience unanimement partagée. Il y en a peu : la première expérience sexuelle, l'amitié, le mariage… Mais la mort est en outre quelque chose dont nous ne pouvons parler, puisque nous n'en savons rien avant qu'elle ne se produise. Qu'est-ce que traverser la mort, passer de l'autre côté ? La mort, c'est au-delà de ce que nous comprenons. C'est pour cela qu'elle fait peur, mais il me semble aussi que ce qui nous effraie en elle, c'est la douleur qui va avec.
L'alcoolisme joue un rôle important dans vos livres. Vous-même avez été alcoolique, avant de vous faire soigner. Quelle est la part d'autobiographie dans Shining et dans ce roman-ci ?
J'ai multiplié, à un moment de ma vie, les expériences avec l'alcool, et les drogues en général. Shining et Docteur Sleep sont autobiographiques au sens où, oui, j'ai été un alcoolique, dépendant. Mais jamais je n'ai été violent, jamais je n'ai frappé mes enfants ! Dans l'écriture, quel que soit le sujet, l'imagination est première.
“Shining est un film froid.”
Vous n'avez pas caché que vous n'aimiez pas le film que Stanley Kubrick a adapté de Shining. Donner une suite au roman, était-ce vous le réapproprier ?
Non, cela ne m'est pas venu à l'idée. Il faut savoir que Shining est le seul film de Kubrick que je n'aime pas. Tous les autres, de 2001 à Eyes Wide Shut en passant par Full Metal Jacket, je les trouve extraordinaires. Mais Shining est un film froid. Il est raté, selon moi, dans sa façon de traiter les personnages.
Mon roman est une étude de caractère, sur le cas d'un homme qui sombre. Un homme entraîné, peu à peu, à assassiner sa famille. Un homme malade qui essaie d'être fort et échoue. Alors que, dans le film, le personnage incarné par Jack Nicholson est fou dès le départ, il ressemble davantage au personnage de Vol au-dessus d'un nid de coucou qu'à celui que j'avais imaginé.
Quand j'ai entrepris de donner cette suite à Shining, je ne me suis évidemment pas retourné vers le film, mais vers mon propre roman, que j'ai relu deux fois, pour me réacclimater. J'ai même consulté un type en Australie qui s'appelle Rocky Wood et connaît mon œuvre mieux que moi, pour lui avoir consacré une étude. Je lui ai dit : assure-toi que je ne me trompe pas dans les détails, que tout ce dont je me souviens est correct. Parce que le passé conditionne et définit le présent. Parce que, quand un individu grandit, il est imprégné, influencé par ce qui lui est arrivé quand il était enfant.

Extrait de Shining, le seul film de Stanley Kubrick que Stephen King n'aime pas.
Les critiques ont tendance à avoir une lecture assez psychanalytique de vos romans. Qu'en pensez-vous ?
Les journalistes m'ont demandé souvent quel genre d'enfant j'avais été. Et je comprenais que l'interrogation sous-jacente était : mais que vous est-il donc arrivé pour que vous soyez devenu un écrivain pareil ? Eh bien, j'ai été un enfant tout à fait normal. Et je suis un adulte tout aussi ordinaire, marié à la même femme depuis quarante-cinq ans, père de trois beaux enfants. Je suis un individu aussi simple que vous ! Si j'ai toujours aimé écrire des livres de ce genre, je ne saurais expliquer pourquoi.
Etes-vous demeuré proche de l'enfant que vous étiez ?
Très proche ! Voyez-vous, les enfants jouent, inventent des histoires ou des chansons, toutes choses que les adultes, intégrés dans la société, ne peuvent plus faire. Après, ils grandissent, ils vont à l'école, puis trouvent un travail, qu'ils n'aiment pas forcément, mais il faut bien vivre et faire vivre sa famille. Et le soir, ils rentrent chez eux, regardent la télévision ou lisent un livre pour essayer d'échapper aux obligations, aux responsabilités.
Mais certains d'entre nous, peu nombreux, les écrivains, les cinéastes, les artistes, ont la chance d'être autorisés à demeurer des enfants toute leur vie. Nous ne quittons jamais la cour de récréation ! Notre « job » consiste à jouer pour ceux qui n'ont plus le temps, ou l'envie, ou la possibilité de le faire. Je suis très bien payé pour ce que je fais, je peux entretenir ma famille, mais franchement, je le ferais même gratuitement. Parce que j'aime cela, parce que cela m'amuse. Et si j'ai autour de moi, pour s'occuper de mes affaires, des agents, des assistants, c'est parce qu'en réalité je suis resté tout simplement un enfant.
“Le surnaturel est plus amusant, 
c’est pour cela que j’y vais souvent.”
L'intervention du surnaturel est-elle le moteur de votre désir d'écrire ?
Le surnaturel n'est pas ma seule inspiration, parfois mes romans sont très ancrés dans la réalité. Mais je dirais que le surnaturel est plus amusant, c'est pour cela que j'y vais souvent. J'aime ça, les fantômes, les histoires qui font peur. Mais ce que je cherche toujours, c'est toucher le lecteur de façon profonde, nouer avec lui une intimité qui soit située au niveau des émotions.
J'aime aussi faire fonctionner mon imagination : si tel événement ou tel phénomène se produit, qu'arrivera-t-il ensuite ? Par exemple, dans le cas de Shining et deDocteur Sleep : si une personne peut se glisser dans le cerveau de ceux qu'elle croise, qu'est-ce que cela implique, d'un point de vue humain ? Car, surnaturel ou pas, observer la nature humaine reste le vrai travail de tout écrivain.
Vous dites que les livres d'horreur mettent en scène des gens ordinaires à qui arrivent des choses extraordinaires, tandis que les romans traditionnels mettent en scène des personnes extraordinaires à qui arrivent des choses ordinaires…
L'essentiel, pour tout écrivain, est d'écrire sur ce qu'il connaît. Il se trouve que je vis, et que j'ai toujours vécu, entouré de gens ordinaires. Je ne vis pas sur un campus universitaire, ni auprès d'intellectuels et d'artistes, mais dans un coin des Etats-Unis où les gens sont banals, travaillent pour vivre, vont prendre un café au coin de la rue. Je connais ces vies ordinaires, et pour qu'elles soient intéressantes, pour moi comme pour le lecteur, j'aime projeter ces gens normaux dans des situations extraordinaires, où ils sont obligés d'affronter des dangers, de se montrer héroïques – ou pas.
“Le but principal de la fiction 
est d’impliquer le lecteur.”
Pour moi, en fait, cela ne relève pas du fantastique, mais plutôt du réalisme, car dans la vraie vie, chacun est bel et bien confronté à des situations extraordinaires ou dérangeantes : la mort d'un proche, un accident, une maladie… Le but principal de la fiction est d'impliquer le lecteur. Moi, je veux aussi qu'il s'amuse, qu'il oublie sa vie de tous les jours. Quand j'étais enfant, on me disait parfois : Stephen, mais qu'est-ce qui ne va pas avec toi, tu as toujours le nez dans un livre. J'avais envie de répondre : mais vous ne vous rendez pas compte, je vis d'autres vies que la mienne !
Pourquoi portez-vous un jugement sévère sur une certaine littérature pour adolescents d'aujourd'hui, Hunger Games ou Twilight, que vous qualifiez de « porno pour ados » ?
Tout roman fantastique ou d'horreur nous met, de façon codée, face à des situations que nous avons du mal à affronter dans la vraie vie, qui nous font peur. Par exemple, quand nous regardons un film comme Alien, avec cette créature hideuse qui sort de l'estomac de ses victimes, nous pensons au cancer, à la maladie, à l'intérieur mystérieux de notre propre corps. Outre le fait que c'est très mal écrit, il n'y a aucun phénomène de ce genre dans Twilight.
Prenez un autre roman très populaire, Cinquante Nuances de Grey. C'est l'histoire d'une fille qui sort de l'université, elle a 22 ou 23 ans, ne se trouve ni jolie ni adaptée au monde actuel, et voilà qu'elle rencontre un type fabuleux, beau, riche, et qui tombe amoureux d'elle. Le message envoyé à la lectrice est simplement : voici une fille qui te ressemble, et dont un homme extraordinairement séduisant est tombé amoureux – rien de plus. Alors, bien entendu, c'est formidable que les adolescents lisent. Mais ces livres-là parlent au lecteur d'une façon discutable : c'est ton désir, c'est ce que tu as envie d'entendre, eh bien je te le donne.
Vous souvenez-vous de livres qui vous ont marqué à cet âge ?
Enfant, adolescent, j'ai lu tout ce qui me tombait entre les mains. Et, bien entendu, parmi tous ces livres, il y en a qui m'ont donné envie de devenir un écrivain – beaucoup de romans de SF et de fantasy, ou de romans policiers dont j'ai oublié aujourd'hui les titres et les auteurs. Mais je me souviens de Narnia, de C.S. Lewis, de Sa Majesté des mouches, de William Golding, des romans d'Agatha Christie, de Malevil, de Robert Merle, qui m'avait bouleversé, de La Planète des singes, de Pierre Boulle, de La Bête humaine, de Zola, que je lisais en me disant combien j'aimerais être capable un jour d'écrire cela, d'avoir ce regard sur la nature humaine.
“Je suis américain, 
je ne peux pas y échapper.”
Vos romans dressent aussi une fresque des Etats-Unis et de leur histoire durant les quatre dernières décennies. Est-ce une volonté ?
C'est un effet naturel du travail romanesque : je suis américain, je ne peux pas y échapper, l'Amérique est omniprésente dans mes livres depuis quarante ans. J'essaie de la regarder à partir de différents lieux et points de vue. Cela ne veut pas dire que j'aime mon pays de façon univoque, que je le regarde à travers des lunettes roses. J'aime, ici, le sens de la famille qu'ont les gens, j'aime les paysages, car je suis un homme de la campagne. Mais il y a beaucoup de choses qui ne me plaisent pas, et que je critique dans mes romans : la circulation des armes à feu, le tempérament militaire, la passion aveugle pour l'argent…
C'est l'Amérique provinciale des petites villes, à la fois accueillantes et étouffantes, où peut même éclore une tentation fasciste – ainsi dansDôme
Ce sont des projections fictionnalisées de lieux que je connais, de bourgades où j'ai grandi, où il n'y avait parfois pas de routes goudronnées, où on allait chercher l'eau au puits. Quant à Derry, elle ressemble à Bangor, la ville du Maine où ma femme et moi vivons depuis trente ans. Mon regard sur ces lieux est mitigé, mais parce que j'ai des sentiments mitigés envers le monde en général.
Ce que je voulais faire, avec Dôme, c'était prendre cette petite ville du Maine et dire au lecteur : voilà le monde dans lequel nous vivons, mettons-le sous cloche et nous aurons un regard plus pointu sur la façon dont les choses se passent, dans une communauté humaine, lorsque surgit une crise, les gens se cherchent un leader, un homme fort – sans forcément s'interroger pour savoir s'il s'agit d'un homme bon, qui a de bonnes idées. Avec Dôme, j'ai essayé d'évoquer George W. Bush, Dick Cheney, des leaders, mais pas forcément intelligents ni bons.
Vous souvenez-vous de votre première peur, lisant ou regardant un film ?
Ma plus grande frayeur d'enfant, je l'ai eue à 12 ans, en regardant un film français, Les Diaboliques, d'Henri-Georges Clouzot. Il y a une scène où un homme est dans une baignoire, sous l'eau, il semble mort, et soudain il ouvre les yeux. Des yeux tout blancs Cela reste une des scènes de cinéma les plus terrorisantes que je connaisse.

La plus grande frayeur d'enfant de Stephen King : Les Diaboliques, d'Henri-Georges Clouzot.
Faire peur au lecteur, est-ce aussi simple qu'il y a trente ans ?
C'est plus dur. Depuis la parution de Shining, il y a trente-cinq ans, j'ai reçu beaucoup de lettres me disant : ce livre m'a effrayé quand j'étais enfant. Mais il est plus facile de faire peur à un enfant qu'à un adulte. Quand les mêmes lecteurs iront vers Docteur Sleep, ils n'auront plus 15 ans, mais 50 ans. Seront-ils épouvantés par les mêmes choses ? Sans doute pas.
Moi-même, lorsque j'ai vu le film tiré de mon roman Carrie pour la première fois, j'étais jeune encore, et je me souviens qu'à la fin, lors de la scène dans laquelle une main sort de la tombe, tout le monde dans la salle criait. Mais tant de films depuis ont répété cette scène, qui peut-elle encore effrayer ? Les gens sont plus blasés.
Et aujourd'hui, qu'est-ce qui vous fait peur ?
La maladie d'Alzheimer. La perspective de perdre l'esprit, la mémoire, la raison. C'est une des peurs constantes dans ma vie : perdre l'usage de mon cerveau.
Stephen King en quelques chiffres

5 Les essais, dont Ecriture, Mémoires d'un métier, et Guns, sur la législation des armes à feu.
300 millions Les livres vendus dans le monde.
32 Les langues dans lesquelles il est traduit.
25 000 La population de Derry, Maine, la ville imaginaire de Ça, Insomnie, Sac d'os, 22/11/63
20 Les apparitions à l'écran, de Creepshow (1982) à un épisode de Sons of anarchy.
160 Les nouvelles, disséminées dans différents recueils, livres électroniques…
53 Les romans, en comptant les sept écrits sous le pseudo Richard Bachman.
100 Les adaptations ciné et télé de ses œuvres (un peu plus, un peu moins…).
364 Les jours de l'année que Stephen King passe à écrire : tout le temps, sauf le jour de Noël.






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