mardi 24 mai 2016

Cannes 2016 / Avec “Café Society”, Woody Allen prouve qu'il est l'égal de Lubitsch




Cannes 2016 : avec “Café Society”, Woody Allen prouve qu'il est l'égal de Lubitsch


Pierre Murat
Publié le 11/05/2016. 

Mis à jour le 11/05/2016 à 11h30.
Un chassé-croisé amoureux dans les années 1930... A priori rien de neuf chez le New-Yorkais, dans ce “Café Society” présenté en ouverture de Cannes. Si ce n'est la maîtrise de sa mise en scène, d'une élégance digne de l'âge d'or de la comédie américaine.
C'est presque un jeu pour ses fans : découvrir dans chaque nouveau Woody Allen des traces du passé. Un geste. Une réplique. Un gag. Car tous ses films, comme les pièces de celui qu'il admire le plus au monde, Anton Tchekhov, se ressemblent. Tchekhov croyait écrire des comédies et s'étonnait qu'on puisse y pleurer. Woody Allen a réalisé des drames et est surpris qu'on en sourie. Le Russe si russe et l'Américain si new-yorkais auront finalement toujours été des guetteurs, à l'affût des bizarreries du monde et de l'extravagance de leurs contemporains. Avec des pièces et des films où l'espoir, continuellement, caresse le désenchantement.
Café Society évoque irrésistiblement Radio Days (1987). On y voyait, en pleine guerre, un petit rouquin malingre comme Woody se passionner, dans la cuisine de ses parents juifs, pour des émissions radiophoniques qui enflammaient son imagination. C'est le cinéma qui fascine Bobby (Jesse Eisenberg, le clone le plus doué de Woody). En plein milieu des années 1930, il quitte l'appartement familial pour Hollywood où vit son oncle (Steve Carell). Celui-ci, pas vraiment heureux de voir débarquer ce parent pauvre, dirige une agence de stars où il côtoie Greta Garbo et tutoie Ginger Rogers.
Bien vite, Bobby s'éprend de Vonnie, la fascinante assistante de son oncle (Kristen Stewart), hélas amoureuse d'un homme marié. Deux univers, deux sociétés, deux tempéraments opposés : d'un côté, un jeune homme du Bronx qui ne se sent à l'aise que chez lui. De l'autre, une fille racée, saine comme on n'en trouve qu'en Californie. Contrée que Woody méprise presque autant que le romancier Truman Capote — il prétendait qu'y vivre faisait perdre un point de Q.I. par an. « Tout, jusqu'au café, ajoutait-il, a comme un goût de fraise Melba. »

Le brio de Joseph L. Mankiewicz, le cynisme de Billy Wilder

Voir le pauvre Bobby découvrir l'identité de son rival, contempler Vonnie s'empêtrer dans ses sentiments, hésitant entre raison et aventure, procure un plaisir d'autant plus délicieux que Woody — n'en déplaise à ses quelques détracteurs — invente et progresse de film en film (exception notoire, To Rome with love, son seul film poussif à l'humour forcé.) . L'égal, désormais, des grands réalisateurs hollywoodiens qu'il admire et dont il s'est toujours senti indigne. Récemment, Blue Jasmine rivalisait avec le brio de Joseph L. Mankiewicz. L'Homme irrationnel, avec le cynisme de Billy Wilder.
Dans Café Society, le voilà tout proche du Maître absolu,Ernst Lubitsch, l'auteur de Sérénade à trois et de Ninotchka, celui dont on n'a jamais totalement réussi à définir le charme. Qu'on puisse le comparer à Lubitsch rendrait probablement Woody rouge de confusion. « Vous sortez d'un film commeHaute pègre, a-t-il déclaré, et vous vous sentez bien, ragaillardi par l'esprit que Lubitsch vous a insufflé. Vous êtes relaxé, rafraîchi. Bien sûr, dès que vous sortez du cinéma, la vraie vie vous assaille, mais vous avez avalé une gorgée d'air et d'eau purs qui vont vous permettre de résister. »
Eh bien, chez Woody, aujourd'hui, comme chez Lubitsch hier, tout con­sole. Tout vivifie. Les dialogues fusent sans forcément se raccrocher à la facilité des jeux de mots. Les mouvements de caméra sophistiqués — Woody a ­appris à les maîtriser avec le temps — ne se remarquent pas : règle nº 1 de l'élégance. Dans ce film cruel et bril­lant, la subtilité et l'harmonie avancent masquées...

Les irresistibles personnages inventés par Woody Allen

Spectaculaires, en revanche, sont les irrésistibles silhouettes que le cinéaste semble inventer avec une facilité déconcertante. Dans la famille de Bobby, essentiellement : le père, en perpétuelle colère contre le silence de Dieu (mais « pas de réponse, c'est déjà une réponse », lui rétorque, à chaque fois, son épouse). Et surtout, les deux beaux-frères : l'un se sent responsable de son prochain, tandis que l'autre l'exécute froidement dès lors qu'il se met sur sa route. Le plus fascinant des deux, celui que Woody ne peut s'empêcher d'admirer, c'est évidemment Ben (Corey Stoll) qui, par son amour du meurtre bien fait, rappelle le gangster doué pour le théâtre de Coups de feu sur Broadway.
Mais revenons à Bobby et Vonnie. Ils se sont aimés, ils se sont quittés. Ils se retrouvent changés : elle, snob, et lui, riche. Sur eux, Woody mesure le délice et l'angoisse du sentiment amoureux. Mais aussi l'inexorable fuite du temps et le désespoir de le voir se dérober de plus en plus vite. Dans Radio Days, des mondains, réunis sur le toit d'un immeuble de New York un 31 décembre, se demandaient, comme chez Tchekhov, quelles traces ils ­lais­seraient sur terre. Probablement ­aucune, constataient-ils avec effroi... Dans Café Society, lors d'une Saint-Sylvestre de plus, Bobby et Vonnie, loin l'un de l'autre désormais, s'interrogent. Et si, à force d'hésiter à se perdre, ils s'étaient vraiment perdus ? Et s'ils n'étaient plus, eux aussi, que des fantômes sur un toit, fragiles, cristallins et si tristement heureux ?



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