samedi 9 juillet 2016

Mort d’Yves Bonnefoy, poète, traducteur et critique d’art

France, Paris, 2001
 Portrait d'Yves Bonnefoy,
écrivain, essayiste et critique d'art français.
GÉRARD RONDEAU / AGENCE VU POUR LE MONDE


Mort d’Yves Bonnefoy, poète, traducteur et critique d’art



LE MONDE 

01.07.2016 à 23h51 • Mis à jour le 05.07.2016 à 12h04 | 
Par Amaury da Cunha



Poète, traducteur, critique d’art, professeur au collège de France, plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, Yves Bonnefoy est mort le vendredi 1er juillet à Paris, à l’âge de 93 ans. Cet immense écrivain était un homme multiple. Malgré la diversité de ses activités, une même intuition semblait toujours guider sa démarche qu’il appelait « la vérité de parole », ou le souci de saisir « ce que la vie a d’immédiat ».


Dans l’intensité poétique, manifestant aussi une curiosité insatiable pour toutes les formes artistiques (il a écrit des essais sur Picasso, Balthus, Giacometti, Mondrian, Alechinsky), Yves Bonnefoy a construit une œuvre ouverte, à multiples entrées, dans laquelle l’expression est toujours approfondie par une exigence de pensée. Le poète se méfiait cependant du concept qui, pensait-il, nous écarte de l’essentiel : voulant à tout prix identifier nos expériences, il les limite, et nous prive, de surcroît, de la présence du monde« La tâche du poète est de montrer un arbre, avant que notre intellect nous dise que c’est arbre », écrivait-il.

C’est à Tours qu’Yves Bonnefoy naît le 24 juin en 1923, au sein d’une famille modeste : son père est ouvrier ajusteur et sa mère institutrice. Au sujet de l’enfance, il a maintes fois expliqué que cette période de la vie correspondait pour lui à l’origine de l’expérience poétique. Au printemps 2010, évoquant ses « journées enfantes », il nous avait confié voir la poésie comme « la préservation de ce sentiment de présence de tout à tout », qui en faisait « le bonheur, et aussi l’angoisse ».

Fervent admirateur de Rimbaud

A ses parents, le petit Bonnefoy explique qu’il veut savoir lire pour « écrire des poèmes ». Vers 7 ou 8 ans, il manifeste déjà une vive curiosité pour la littérature. Sur la page d’un livre offert par sa tante, on peut lire cette dédicace éclairante : « A mon filleul et neveu, futur poète. » C’est lorsqu’il est boursier au lycée Descartes à Tours, en juillet 1940, que sa vocation littéraire se précise : conseillé par son professeur de philosophie, il découvre une Petite anthologie du surréalisme, du poète et cinéaste Georges Hugnet. Enchantements. « Je découvris là, d’un seul coup, les poèmes de Breton, de Péret, d’Eluard, les superbes masses verbales de Tzara aux temps dadaïstes (…), Giacometti, les collages de Max Ernst, Tanguy, les premiers Miro : tout un monde », raconte-t-il dans ses Entretiens sur la poésie (Mercure de France, 1990).

Malgré l’attrait pour l’étrange provoqué par ces découvertes surréalistes, Bonnefoy choisit une discipline bien plus « raisonnable » : les mathématiques. C’est d’ailleurs le prétexte qu’il se donne pour venir à Paris, et préparer sa licence à la Sorbonne. Il habite alors dans une chambre d’arrière-cour, sur le quai Saint-Michel, gagne sa vie en donnant des cours de mathématiques et de sciences naturelles. Mais c’est désormais la littérature qui s’impose à lui, d’abord par la lecture. Il découvre Bataille, Artaud, Michaux, Eluard, Jouve, et fréquente désormais André Breton. En 1946, c’est d’ailleurs dans une revue surréaliste,La Révolution la nuit, qu’il publie son premier poème « Le cœur-espace ». Mais cette proximité avec ce groupe restera courte.

Si Bonnefoy reconnaît que le surréalisme a pu libérer la pensée du carcan des lois et des dogmes, il reproche à Breton de s’écarter du réel au profit d’un certain « occultisme ». Ce qu’il rejette sans doute aussi, c’est la dimension grégaire et idéologique de ce mouvement qui oppose la chimère au réel et privilégie l’opacité à la lumière. En fervent admirateur de Rimbaud, à qui il consacrera plusieurs essais critiques, c’est bien la « réalité rugueuse » qu’il cherche à étreindre, comme le poète d’Une saison en enfer. Et non une improbable surréalité.

En 1947, Yves Bonnefoy décide de rompre définitivement avec le surréalisme, peu de temps avant l’ouverture d’une exposition internationale consacrée à ce mouvement à la galerie Maeght, organisée par André Breton et Marcel Duchamp. S’il s’éloigne d’André Breton, il ne reniera cependant jamais son influence : l’ouverture au rêve, notamment, et l’accès aux « grandes images imprévisibles, sauvages ».

C’est à 31 ans qu’Yves Bonnefoy fait sa véritable entrée en littérature. En 1954, il publie un recueil de poèmes, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, immédiatement salué par Maurice Nadeau, le créateur des Lettres nouvelles, en des termes définitifs. « On ne se rappellera peut-être plus, écrit-il, qui a eu le prix Goncourt, mais il faudra se souvenir de ce que, cette année, a paru le premier recueil d’un grand poète. Il faut marquer d’une pierre blanche l’avènement d’Yves Bonnefoy et le nouveau départ qu’il a fait prendre à la poésie. »

Poésie rêveuse, mais ancrée dans la chair du monde, ce recueil pose les bases d’une esthétique que Bonnefoy prolongera jusqu’à sa mort. Pour le poète, la tâche est complexe et paradoxale : s’il se méfie des mots, car ils sont « sans prise vraie sur les choses », il faut cependant passer par eux ; les détourner de leurs usages pour trouver ce qu’il appelle « le second degré de la parole ».
Dans son premier recueil, le nom de Douve désigne à la fois une femme, une rivière, une lande. Les poèmes d’Yves Bonnefoy, comme l’analyse l’écrivain suisse Jean Starobinski, sont « entre deux mondes ». Ils recherchent la dimension la plus littérale du réel (qui est sans doute la plus énigmatique), mais ils se nourrissent aussi de « récits en rêve ».

Car c’est la quête de la présence – « l’évidence mystérieuse » pour Bonnefoy – qui anime l’écriture dans ses chemins de traverse. Avec cette espérance revendiquée sans cesse : refonder enfin l’unité de l’être. De réputation parfois complexe, les poèmes d’Yves Bonnefoy sont pourtant simples. Ils désignent un monde possible, et enfin accessible, sans discours qui leur préexisterait : « Le poème n’est pas une activité didactique, il n’a pas à expliquer l’expérience du monde qu’il cherche à approfondir », assurait-il.

Désireux de ne pas séparer les expériences humaines, Yves Bonnefoy a écrit, à côté de sa recherche poétique, de nombreux textes sur l’histoire des formes artistiques. La création et la pensée, pour l’écrivain, sont des actes de parole qui participent d’un même élan. En 1954, il entre au CNRS, avec un sujet d’étude consacré au « signe et la signification de la forme chez Piero Della Francesca », sous la direction d’André Chastel et de Jean Wahl.

Son œuvre comprendra de nombreux essais critiques consacrés aux peintures murales de la France gothique et à l’art baroque (Rome, 1630, Flammarion, 1970). Cet héritage artistique, c’est dans L’Arrière-Pays (Gallimard, 1972) qu’Yves Bonnefoy lui rendra son plus profond hommage. Ce livre oscille entre l’autobiographie et la réflexion philosophique. Yves Bonnefoy y éclaire le cheminement de sa vie à la lueur de l’art et dans la recherche du « vrai » lieu, dont il retrouve l’essence dans la peinture de la Renaissance. Un monde enfin possible, dont il pense que « personne n’y marcherait comme sur une terre étrangère ».

Fasciné par le temps

Ce souci du dialogue constant avec toutes les formes d’art, il le vit dans d’autres aventures fécondes, mêlant le travail et l’amitié. En 1967, avec le poète Jacques Dupin, le critique Gaétan Picon et l’écrivain Louis-René des Forêts, il fonde L’Ephémère. Cette revue, qui constitue un pont entre la parole et les arts, fait se rencontrer hommes d’écriture et d’images. Elle a « pour origine le sentiment qu’il y a une approche poétique du réel dont l’œuvre est le moyen non la fin », écrivait-il. Malgré sa courte vie (cinq numéros), cette revue marque son époque et voit naître des voix de nouveaux écrivains, comme Pascal Quignard ou Alain Veinstein.

Pour Bonnefoy, le texte est une rencontre vers ce qui est proche, mais aussi étranger – son activité de traducteur en témoignera. En 1960, il traduit Jules César, de Shakespeare. La pièce est jouée à l’Odéon, avec des décors créés par son ami Balthus, et une mise en scène de Jean-Louis Barrault. Il traduira par la suite une dizaine de pièces de Shakespeare, mais aussi Yeats, Pétrarque, Leopardi… Il consacrera aussi de nombreux essais à la traduction, qu’il considérait proche de la création poétique, parce qu’elle est aussi un acte de transformation du langage.

Accueillant le journaliste du Monde, en 2010, dans son bureau de la rue Lepic, à Montmartre, qu’il occupait depuis les années 1950, Yves Bonnefoy avait seulement voulu « parler ». Il refusait la formule de l’entretien oral enregistré, par crainte de ne pouvoir revenir sur ce qu’il aurait pu dire. Il évoqua son œuvre, sans laisser entendre qu’elle était terminée. Il parla de son « bibliographe » occupé à rassembler ses multiples publications éparpillées depuis des dizaines d’années en revues, journaux, actes de colloque… Il voulut aussi revenir sur certains êtres qui avaient particulièrement compté pour lui, comme son ami le photographe Henri-Cartier Bresson – « son Leica était un instrument aussi rapide que son esprit », avait-il dit –, qu’il admirait pour son immense disponibilité à « la beauté de ce qui est ».

Car Yves Bonnefoy était un poète du réel ; fasciné par le temps, peu par l’époque. A propos du monde contemporain, il se méfiait de toutes sortes d’idéologies, autant de menaces pour la poésie, qui doit, pensait-il, se déployer loin des systèmes de pensée. « Le XXIe siècle, avait-il confié au Magazine littéraire en avril 2008, c’est bien possiblement celui qui verra la poésie périr, étouffée sous les ruines dont il couvre le monde naturel autant que la société. »

  • 24  juin 1923 Naissance à Tours
  • 1945-1946 Fréquente les milieux surréalistes. Visites à André Breton à son retour d’Amérique
  • 1947 Peu avant l’Exposition internationale du surréalisme, rupture avec André Breton
  • 1950 Publication des premiers poèmes de « Du mouvement et de l’immobilité de Douve »
  • 1959 « L’Improbable », recueil d’essais sur l’art et la poésie
  • 1970 « Rome, 1630 : l’horizon du premier baroque ». A l’automne, enseignement à l’université de Genève (en remplacement de Jean Rousset)
  • 1981 Election au Collège de France (chaire d’études comparées de la fonction poétique)
  • 1990 « Entretiens sur la poésie (1972-1990) »
  • 2016 : Publication de «L’Echarpe rouge »
  • 1er juillet 2016 Mort à Paris

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