samedi 6 août 2016

Olivier Steiner / Attendre devant la porte fermée

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Attendre devant la porte fermée

Olivier Steiner 
30 janvier 2016 
Le journal d'Olivier Steiner,

P
ourquoi, la question.

Duras, la réponse.
Depuis le début Duras et ses phrases magiques, inaugurales. Phrases qui reviennent en boucle, écrites tracées sur la crête des mots, phrases tatouages sur une peau de lecteur ébloui. On écrit sur le corps mort du monde, corps mort de l’amour. Écrire c’est arriver avec la crise au bout de la crise.
C’est pour ça qu’elle écrivait vite, MD, dans l’écriture courante, pour que la crise ne la quittât pas. Je serais donc un durassien comme on dit, un suiveur et un admirateur, un lecteur illimité, je ne suis pas sûr d’aimer le qualificatif. Pour moi Duras c’est un autre chose encore plus élémentaire, quelque chose qui se confond avec le verbe écrire, un acte, cette folie, puis il y a la géographie hallucinée, incomparablement libre, qui existe vraiment : Ici c’est S.Thala jusqu’à la rivière, et après la rivière, c’est encore S.Thala.
Je vois sans voir, sans savoir, voyez-vous, je ne sais pas exactement ce que je vois et pourtant c’est clair comme l’eau de roche, dès que le livre est ouvert. Ça me sauve la vie. Sauve qui peut, la vie. C’est un territoire au-delà de la compréhension, c’est comme une moire et ça échappe au sens commun, c’est une géographie dans laquelle le Gange coule sous les viaducs de la Seine-et-Oise, c’est la grande banlieue de Calcutta au cœur de la Normandie, les grandes populations de la faim et du désir, c’est bien sûr un ravissement, un crépuscule permanent, ou au contraire l’aube toujours première, sans cesse renouvelée. Ici la raison et la logique s’arrêtent, l’auteur leur intime l’ordre de se taire, de parler à voix basse, ici il s’agit de voir et d’entendre, de voir la voix, les images. C’est le passage d’un bac sur le Mékong. L’image dure pendant toute la traversée du fleuve.
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Duras, donc, et cette envie de la suivre aussi irrésistible qu’un charme. Ça ne s’explique pas, un charme. Le charme naît du point de folie des gens. A chacun son point de folie et de fuite, là où tout peut foutre le camp. Je suis Duras verbe suivre. J’écris parce qu’un jour dans ma vie toute ordinaire il y eut un livre de MD et ce fut comme un événement mondial, une élection, un tremblement de terre, le passage d’une comète. Comment dire… ça a décuplé mon horizon, foutu en l’air mon identité, mes certitudes. Le vocabulaire et la syntaxe, le sexe aussi bien. Ça m’a tué. Ça m’a fait du bien.

Je publie depuis mars 2012, donc on peut dire que je suis un écrivain. Mais au fond de moi je pense que je suis quelqu’un qui ne fait que vivre dans le prolongement Duras. Pas comme elle, j’espère pas, à chacun sa voix, mais dans son sillage, dans ses pas peut-être, dans son prisme, dans la voie qu’elle a tracée, cette direction qui part de la mer et retourne à la totalité de la mer. Je suis Ernesto, voyez-vous. Nous sommes des milliers et peut-être des millions à être Ernesto mais Ernesto, c’est moi. Je ne veux pas aller à l’école. Pourquoi dit la maman. Parce que. Parce qu’à l’école on m’apprend des choses que je ne sais pas.
Quand j’écris je suis comme mort, pas toujours ni tout le temps mais il y a ces moments où je suis mort, heures suspendues que je recherche tant, ce plaisir-là, cette qualité d’abandon. Je suis mort alors tout va bien, je suis libre, il n’y a plus de temps, je suis dans le corps et hors de lui, hors de moi, je peux parler de tout, ma vie n’existe plus. Vie privée ? Je ne sais pas ce que ça veut dire. Pourquoi est-ce que je privatiserais la vie ? Je crois que le concept de vie privée éclate en mille morceaux dès qu’on écrit, je vois que la vie ne m’appartient pas, elle ne fait que me traverser, parfois. Alors je la regarde et j’en parle comme d’un fait extérieur, j’écris sur cette donnée bizarre : être en vie et le savoir. Ceux qui ne savent pas que la vie ne leur appartient pas verront de l’impudeur là où il y a souci de précision. Ils parleront de narcissisme ou de charabia, diront qu’on n’a pas le droit de dire telle chose, que c’est trop intime, exagéré. Ces gens-là veulent mettre des limites à l’existence et au langage. Ils croient que c’est mieux, ils aiment se draper dans ce qu’ils appellent la dignité, la réserve, le secret des sources, en réalité ils ont peur. Peur de la folie, peur des autres et d’eux-mêmes. Peur du mal en eux. Peur de la peur aussi bien. Écrire c’est défier la peur, la narguer, la combattre. La mettre en échec.
J’ai failli mourir l’an dernier, en 2015. Dépression, hospitalisation pendant plusieurs mois, envie d’en finir, d’arrêter, vraiment. Au bout du rouleau, désespoir. La paralysie a duré longs mois et puis c’est revenu, petit à petit. La vie, le vent, le désir et les phrases m’avaient déserté puis ils sont revenus. Sur la tombe de Malik Oussékine il est écrit qu’ils pourront couper toutes les fleurs mais ils n’empêcheront pas la venue du printemps. C’est un peu ce qui s’est passé, un peu de cet ordre. Le retour d’un printemps inespéré après un long, très long hiver plein de ténèbres. Se trouver dans un trou, au fond d’un trou, dans une solitude quasi totale et découvrir que seule l’écriture vous sauvera. Quand c’est revenu, je veux dire la part vivante en moi, je me suis remis à penser d’abord, à rêver puis à écrire. Au début comme ça, sans sujet, au hasard. Des petites choses, des mots alignés. Une lettre, des notes, une petite recherche. Puis le souvenir est apparu. Le souvenir d’un regard et d’une présence, lui. Je ne m’y attendais pas. Deux ans qu’il était mort et je pensais que le deuil était fait. Tissage, reprise. Le beau rituel juif de la Queriah où il s’agit, après la mort d’un proche, de déchirer ses vêtements durant les sept jours du deuil. Lentement, délicatement. A l’issue de ces sept jours, l’endeuillé doit recoudre les vêtements en prenant soin de laisser visibles les reprises et les coutures. L’axe du regard est une aiguille. Parfois le chas de l’aiguille est trop grand, parfois il est trop petit, trop fin. Le fil se plie, rechigne, se refuse. L’histoire est très simple : j’allais mal et je me suis mis à penser, à lui d’abord, ce faisant je me suis senti moins seul et je me suis un peu oublié. Des souvenirs enfouis sont revenus à la surface, comme des noyés dans l’eau qui réapparaissent un jour, qui se mettent à flotter. Ce fut le souvenir d’un sourire puis celui d’une main tendue, j’ai commencé d’aller mieux. C’est le passage d’un cercueil dans une Église. L’image dure pendant toute la traversée de la nef.
Je n’ai jamais écrit, croyant le faire, je n’ai jamais aimé, croyant aimer, je n’ai jamais rien fait que d’attendre devant la porte fermée. Marguerite Duras





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