Après l’hiver raconte l’histoire d’un homme et d’une femme dont les trajectoires se croisent pendant quelques mois. On pourrait dire aussi que c’est un portrait - pas vraiment flatteur mais très juste et très perspicace - de Paris et ses habitants au début du XXIe siècle. Chapitre après chapitre alternent les voix de deux narrateurs, Claudio et Cecilia, qu’on suit entre le Mexique, Cuba, New York, et Paris bien sûr. Claudio et Cecilia ont deux ou trois choses en commun : ce sont des Latinos transplantés dans des cultures qui ne sont pas leurs cultures d’origine, ils aiment la littérature et les écrivains. A part ça, ils ne vivent pas vraiment dans le même univers psychologique, même leurs solitudes sont de natures différentes.


Claudio est un Cubain installé à New York. Il aime surtout ses livres et ses disques et traite assez mal Ruth, sa maîtresse new-yorkaise, un peu plus vieille et bien plus riche que lui. C’est un homme qui dit avoir vécu avec «suffisamment de personnes du sexe féminin pour avoir la certitude non seulement que ce sont des êtres inférieurs, mais également que leur instabilité émotionnelle peut nous conduire à la mort». Au long du livre, le lecteur aura tout le temps de construire une solide antipathie à son égard.

Cecilia est une étudiante mexicaine qui vient de débarquer à Paris. Elle ne connaît quasiment personne, elle a le moral laminé par la solitude et par une météo franchement inamicale. Sa principale préoccupation est de résister au froid de l’hiver, au vent glacé qui lui gifle le visage «et à l’omniprésence de la pluie, muette, et obstinée». Ce Paris hostile est tellement présent que, par moments, on a le sentiment que c’est le personnage principal de l’histoire. «Au lieu de me recevoir, la ville m’opposait un refus blessant, comme si un tribunal invisible avait décidé que je ne méritais pas d’y vivre.»

L’histoire se cristallise quand Claudio fait un voyage en France. Il rencontre Cecilia, tombe amoureux d’elle, rentre aux Etats-Unis, la séduit au moyen d’un bombardement de mails. Cecilia part à New York pour voir Claudio. Elle y restera juste le temps de réaliser quelle erreur elle s’apprêtait à commettre et rentre en France. Fin de la première partie.

Le retour à Paris, du coup, ressemble presque à un retour à la maison. Cecilia retrouve Tom, son voisin, avec qui s’ébauche puis s’installe une relation amoureuse atypique. D’autant plus atypique que la maladie chronique dont Tom souffre depuis des années s’aggrave. Il est hospitalisé, attend une greffe cœur-poumons. «Sans nous en rendre compte, nous avions cessé de parler de l’avenir, dit Cecilia. Nous essayions d’être aimables, de conserver une certaine légèreté entre nous et vis-à-vis du personnel. C’était notre manière de rester optimistes.»Ces chapitres forment une chronique hyperréaliste des mois passés à l’hôpital de Clamart, un univers où on rencontre des infirmiers et des médecins, des patients et leurs familles, une vieille femme qui donne à manger à sa fille, un jeune homme blond relié à un respirateur, une adolescente indienne avec une expression déchirante sur le visage.

En lisant les dernières pages, on comprendra le titre du roman. L’idée, peut-être, est qu’aucune situation n’est irrécupérable. Aucun personnage non plus, puisque c’est à Claudio, à l’antipathique Claudio qu’il revient de se demander : «Quelle alternative avons-nous ? Peut-être accepter nos limites. Résister au poids écrasant de nos fautes. Concentrer nos capacités sur ce que nous savons le mieux faire et notre lucidité sur ce que nous comprenons le mieux… Espérer et être heureux, maintenant et malgré tout.»


tenexpa, mexique
Au Mexique, près de Tenexpa, dans l’Etat d’Oaxaca, où vécut enfant Guadalupe Nettel. Photo Olivier Dekeyser. Picturetank


Guadalupe Nettel, née en 1973, est une romancière mexicaine qui a vécu en France à plusieurs reprises depuis son adolescence et a gardé une relation particulière avec ce pays. Après l’hiver est son septième livre publié en français. Avec l’écrivain Pablo Raphael, elle avait fondé au Mexique la revue Numero 0, bilingue français-espagnol, qui a eu sept numéros entre 2007 et 2010 et a notamment publié un dialogue entre Enrique Vila-Matas et Jean Echenoz et un autre «très étrange, extraterrestre», entre Amélie Nothomb et Mario Bellatin, sur «la beauté du monstre». Aujourd’hui, elle prépare un recueil de nouvelles autour du sujet de l’imposture. Et envisage d’écrire sur la paternité. «Un sujet qui me préoccupe en ce moment», dit-elle.

De quoi êtes-vous partie pour ce livre ? 
C’est un roman qui a cuit à petit feu. J’ai commencé à prendre des notes quand je suis arrivée à Paris à l’âge de 25 ans pour faire une thèse. Enfant, j’avais vécu quelques années à Aix-en-Provence, puis j’avais séjourné six mois en Auvergne, une tentative de faire des études universitaires en sortant du lycée. Mais, juste à ce moment-là, j’avais 18 ans, j’ai reçu un prix littéraire de RFI, on m’a invitée à Cotonou pour la remise des prix de la Francophonie. J’ai découvert l’Afrique et l’activisme social, je n’ai pas pu rentrer à Clermont-Ferrand et continuer ma petite vie d’étudiante, c’était impossible. Je suis repartie au Mexique.

Par ailleurs, j’ai rencontré des hommes, un en particulier, un Cubain, autour duquel est construit le personnage de Claudio. Il me sidérait par sa façon d’être macho sans s’en rendre compte, ça m’a semblé intéressant d’explorer ça. J’ai donc commencé le roman par la voix de Claudio. La voix de Cecilia est venue ensuite, son personnage part du journal que je tenais à l’époque de mon arrivée à Paris, une ville qui était tout sauf accueillante. J’ai travaillé dix ans dessus, en m’interrompant deux fois, pour écrire la Vie de couple des poissons rouges, puis le Corps où je suis née. A plusieurs moments, je me suis demandé si j’allais continuer mais ça m’a permis de suivre le parcours intérieur des personnages, ils ont mûri en même temps que moi. Et puis, il y a cette question qui me hantait et qui me hante toujours : Qu’est-ce qui reste à la fin ? On a des expériences, des histoires d’amour qui commencent et qui finissent, on part de son pays et on y revient, on traverse tout ça. Et qu’est-ce qui reste à la fin ?
Le personnage de Claudio…

… ça a commencé par une vengeance… Je voulais me venger de cet homme, ce Cubain. Ensuite, petit à petit, j’ai construit un personnage en utilisant d’autres histoires. Schopenhauer par exemple, qui croit faire de la philosophie alors que ses aphorismes sur les femmes sont incroyablement misogynes. Il n’aurait jamais osé publier ça aujourd’hui. 
Autant le personnage de Cecilia est écrit de l’intérieur et avec empathie, autant Claudio est antipathique. Vous lui accordez peu de circonstances atténuantes. Vous avez ressenti cette antipathie en écrivant ?


Au début oui, je pense. Il y avait un peu de moquerie dans la construction de ce personnage. Mais à la fin, j’ai commencé à m’attendrir sur lui. Quand il pète les plombs, qu’il demande un conseil à son ami et envisage d’aller voir un psy… A ce moment-là, j’ai essayé de me mettre à sa place, pour comprendre sa lâcheté par exemple. Ce qui est assez étonnant, c’est que, alors que je pensais que c’était un personnage qui avait mon antipathie, après la publication du roman, plein de gens sont venus me dire qu’ils s’étaient identifiés à Claudio. 
Tout ce que vous dites sur Paris, l’agressivité, l’indifférence, est assez désagréable, mais très juste. Par contre, la pluie, le froid, la solitude, c’est vrai de beaucoup de grandes villes et ça va avec l’humeur de Cecilia qui est déprimée, non ?

Bien sûr. Ce que je voulais décrire, c’est sa façon d’apprivoiser la ville. Ce que vit Cecilia, c’est comme un rite de passage. Au début, quand elle arrive, elle s’éclate, elle arrive à voir un petit peu de la joie de la fin de l’été. Et puis viennent la pluie, l’hiver, et elle ne saisit pas les codes parisiens, elle se sent jugée. Et c’est vrai que cette exaspération profonde, même sous l’apparence de la politesse, c’est typiquement parisien, on ne trouve pas ça ailleurs. Se sentir rejeté par la ville, par les gens, ressentir une hostilité, c’est une expérience commune à tous les Latinos qui arrivent en France. En Amérique latine, les rapports sont beaucoup plus chaleureux, plus affectueux, même avec les inconnus. Petit à petit, Cecilia commence à décoder ou à faire siennes certaines attitudes qu’au début elle ne comprenait pas. Pour moi, il y a deux scènes complémentaires. Une au début où elle voit des gens qui parlent seuls dans les rues, elle les trouve totalement incompréhensibles. Et une autre vers la fin où elle-même commence à parler aux gens, ou à parler toute seule. Elle aussi est borderline à ce moment-là. Pour moi, ce n’est qu’à partir du moment où on comprend de l’intérieur cette humeur qu’on réussit à vraiment profiter de la ville et du soleil - quand il arrive -, qu’on réussit à savoir ce que c’est de pouvoir pique-niquer dans un parc. Mais aussi, pendant la période où j’essayais de m’intégrer, ou au moins de m’habituer, je me demandais : qu’est-ce qui rend la ville comme ça ? Quand j’ai découvert qu’il y avait les catacombes, le cimetière des Innocents, je me suis dit : peut-être que, d’une façon un peu surnaturelle, il y a quelque chose qui imprègne la ville, le poids de l’histoire et aussi une mélancolie, une sensation de deuil.
Vous avez séjourné plus de six ans d’affilée à Paris. Est-ce que, sur cette période, votre vision a changé ?

Je ne la perçois plus comme une ville aussi hostile que quand je suis arrivée. Je me suis adaptée à elle, comme on s’adapte à un climat ou à un environnement. Et je me suis attachée surtout. J’ai compris que certains mots de passe permettaient d’accéder aux autres, l’humour par exemple. Quand on arrive dans un kiosque, souvent le vendeur va être râleur. Mais si on fait une petite blague, ça s’ouvre. Pareil avec les chauffeurs de bus et avec les gens les plus hostiles. J’ai mis du temps à comprendre, ça n’a pas été immédiat. J’ai aussi été aidée par d’autres étrangers parisiens, avec qui j’ai noué des relations très étroites. Peut-être plus étroites que celles qu’on bâtit dans les endroits où on se sent chez soi. Parce que l’expérience de la solitude, avec ses avantages et ses inconvénients, je l’ai vraiment découverte en arrivant à Paris. Avant, je ne savais pas ce que c’était d’être seule.
Vous avez expliqué que la partie sur la maladie de Tom et son séjour à l’hôpital était très autobiographique. Et vous avez dit dans un journal mexicain que les hôpitaux sont des endroits où on peut voir l’ADN d’une société.

C’est vrai. En fait, je pense que les gens ont tendance à se construire une carapace pour ne pas sentir la douleur, moi aussi je l’avais fait. Et c’est au moment où je me suis retrouvée à l’hôpital pour accompagner cet ami que j’ai pu établir un contact vrai avec des gens qui m’avaient jusque-là semblé fermés sur eux-mêmes. J’ai aussi vu les gestes de bonté qu’avaient les infirmiers, des petits riens, des détails qui permettaient de voir de la tendresse, ça m’a beaucoup touchée. A l’hôpital, on est tous dans la même galère et c’est à ce moment-là que la carapace se brise, il y a une fente qui nous permet de respirer la souffrance de l’autre. C’est à ce moment-là que je me suis vraiment liée aux gens. 
Vous vivez au Mexique. Que peut-on dire de la situation ?

Ça devient de pire en pire. Et le rôle des journalistes y est d’autant plus important. Ce sont des gens qui risquent leur vie pour faire leur métier. Il y a aussi des écrivains très intéressants qui parlent de la violence sociale, ils le font de manière très descriptive. Moi, pour l’instant, je ne pense pas que je puisse contribuer à ça. Dans le livre que j’écris sur mon père, je vais parler de la violence. Pas du trafic de drogue et de ce genre de choses, mais de la violence quotidienne qu’il y a au Mexique et qu’on accepte tous. La violence familiale, je connais, je peux en parler. La violence souterraine, ce qui se passe sous le tapis, notre exaspération constante qui souvent se transforme en explosion de colère. Mais c’est vrai que c’est impossible de ne pas être imprégné par cette réalité sociale, même si on vit dans l’imagination, même si on a tendance à s’évader dans la littérature fantastique ou le réalisme magique. Il est impossible de se couper de ça parce que c’est omniprésent. La télé en parle, les journaux en parlent, les gens en parlent. Il y a même une sorte de complaisance, on éprouve un certain plaisir masochiste qui nous empêche d’aller au-delà. Je pense que ça serait bien qu’on prenne un peu de recul. 
Vous parlez de la violence dans la rue, de la violence politique, des enlèvements, des étudiants assassinés ?

Oui, les étudiants assassinés, les journalistes assassinés, les centaines de morts qu’on trouve chaque semaine dans les fosses et qui sont les paysans assassinés par les trafiquants de drogue, la corruption qui va avec cette situation…
 Vous envisagez de partir ?

Le départ est toujours un horizon, il y a une issue de secours qui est l’étranger. On ne sait pas à quel moment ça va basculer et quand on va commencer à poursuivre tous les écrivains, tous les gens qui se prononcent contre. Dans plusieurs Etats, dont celui de Veracruz, 17 journalistes ont été assassinés en un an. Quand je publie des choses sur le délégué de mon quartier ou sur le gouverneur du Veracruz, je me dis… on ne sait jamais à quel moment ça peut commencer. Si ça commence à vraiment chauffer ? Je prendrai un billet d’avion et je viendrai ici, en France. Et en même temps, on a l’impression qu’on peut servir à quelque chose là-bas, comme dans tout pays qui traverse une crise. J’anime des ateliers dans les prisons et les quartiers défavorisés et c’est beau de sentir qu’on peut apporter quelque chose. Il y a aussi cette envie de continuer à faire des choses là-bas. Et toujours l’espoir que ça s’arrangera un jour.Natalie Levisalles
GUADALUPE NETTEL APRÈS L’HIVER Traduit de l’espagnol (Mexique) par François Martin. Buchet-Chastel, 294pp., 21€. 

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