jeudi 8 juin 2017

Fanny Ardant et Frédéric Beigbeder / "On s'est connus sur un paillasson"


Fanny Ardant et Frédéric Beigbeder : "On s'est connus sur un paillasson"

Par Laetitia Cénac | Le 21 novembre 2011

Conversation entre la plus romanesque de nos actrices et le plus médiatique de nos auteurs


Quand la plus romanesque de nos actrices rencontre le plus médiatique de nos auteurs, que se racontent-ils ? Des histoires de livres, mais aussi d’amour, de mort, d’humour... Elle joue, seule en scène, l’Année de la pensée magique (1), de Joan Didion, tandis qu’il sort son Premier bilan après l’apocalypse (2), un manifeste de ses émois littéraires. Rencontre épique.Imaginez-les : la femme fatale avec ses talons de dix centimètres, ses diamants aux doigts, ses narines frémissantes, et le punk BCBG, sa barbe de huit jours et demi, ses mains dans les poches, son dandysme affiché. Et mettez le son, surtout : le phrasé de Fanny Ardant, avec ses inspirations profondes et ses phrases – en suspens – qui ont l’air de mourir, et le rire de Frédéric Beigbeder, du genre « nouveau hussard détaché » ou garnement pas mécontent de sa blague.
Leur point de vue n’est pas toujours le même. Mais ils ont en partage le sens de la liberté, le goût de la provocation et l’envie de rire de (presque) tout. On ne pouvait rêver mieux, pour cette entrevue, que le salon feutré de L’Hôtel, à Saint-Germain-des-Prés. L’ombre tutélaire d’Oscar Wilde, jadis habitué des lieux, planait au-dessus de ce tête-à-tête irrévérencieux.
Madame Figaro. – Fanny Ardant, vous avez souhaité cette rencontre avec Frédéric Beigbeder...
Frédéric Beigbeder. – Vous m’avez souhaité ! Je suis très flatté ! Il ne me reste qu’à déclarer ma flamme...
Fanny Ardant. – Je voulais quelqu’un d’intelligent, de provocateur, de rapide. Et puis, au cas où l’on ne saurait pas quoi se dire, ça ne ferait rien. Pas le côté « oh là là »...
F. B. – Ça ne serait pas très grave...
F. A. – Voilà. Frédéric, je l’ai rencontré une fois chez Michèle Manceaux, il y a plus de dix ans. On s’est connus sur un paillasson... C’était comme un salon littéraire. Michèle Manceaux venait d’écrire un livre sur Duras.

(1) L’Année de la pensée magique, de Joan Didion, mise en scène de Thierry Klifa, au Théâtre de l’Atelier.

(2) Premier bilan après l’apocalypse, éditions Grasset.
Frédéric Beigbeder 

"On est tous des midinettes"

Frédéric, vous avez fait une faute de goût. Dans votre livre – qui recense vos coups de coeur en littérature, votre Top 100  –, il n’y a pas Duras... Or Fanny a joué la Musicala Maladie de la mort...
F. B. – Je crois qu’il y a ceux qui aiment Sagan et ceux qui aiment Duras. Difficile d’aimer les deux en même temps.
F. A. – Moi, je dirais qu’il y a ceux qui aiment Duras et ceux qui aiment Yourcenar.
F. B. – Yourcenar, j’ai aussi du mal.
F. A. – On peut tomber sur une phrase ciselée, mais on s’ennuie... Tandis que Duras, elle, ne parle que de ce qu’on a vécu. C’est-à-dire comment on se met la tête à l’envers pour une histoire d’amour qui n’en valait pas la peine.
F. B. – Alors ça, je peux comprendre...
F. A. – Elle, Duras, elle ne parle que de ça... On dit : « Ce sont des histoires de midinettes. » Mais on est tous des midinettes.

Frédéric Beigbeder





F. B. – Duras, j’ai essayé souvent, mais je n’ai jamais vraiment... Il y a une exception, c’est le Ravissement de Lol V. Stein. L’histoire d’une nana qui se fait chiper son mec par une autre nana. Ce qui est intéressant, c’est qu’elle le regarde danser avec une autre femme et qu’elle ne fait rien. Finalement, quand on est amoureux de quelqu’un, on doit le laisser libre. Finalement, être un peu mou en amour, c’est pas mal.
F. A. – Mou en amour, ça voudrait dire fataliste ?
F. B. – Un peu fataliste. La vie décide à votre place. On n’a pas à faire de choix.
F. A. – Mais alors... le chagrin ?
F. B. – La Princesse de Clèves, c’est pareil : elle est folle amoureuse d’un type, mais elle sait que ça ne marchera pas. Alors autant rester chez soi...
F. A. – Moi, je suis d’accord avec vous, on ne se bat pas pour l’amour.
F. B. – Sinon, on devient moche.




Fanny Ardant.
Fanny Ardant.
F. A. – Exactement ! Mais je n’appelle pas ça être passif. Prenez la Princesse de Clèves, la Religieuse portugaise, toutes les héroïnes de Marguerite Duras : elles deviennent folles ou elles en meurent silencieusement.
F. B. – Tout ce que je peux vous dire, c’est que Fanny et moi, c’était comme Lol V. Stein. On s’est vus, on a discuté, et elle est partie avec un autre. Elle m’a quitté pour un autre. Et j’étais là, sur le paillasson, abandonné, à regarder les invités qui buvaient : il y avait Jean Echenoz, Olivier Rolin...
F. A. – Est-ce que les écrivains lisent les livres les uns des autres ?

Parlez-nous de votre livre sur vos lectures...
F. B. – Tout le monde fait ce livre un jour ou l’autre. En général, on dit : « Voilà les livres que j’emporterais sur une île déserte. » Je me suis dit : le papier va disparaître. Il sera remplacé par les écrans. Quels sont les cent livres de papier que j’ai envie de sauver ?
F. A. – C’est beaucoup, cent !

Il y a des auteurs qui reviennent deux fois et pas beaucoup de femmes...
F. B. – Il y a Colette, Sagan, Dorothy Parker, Jean Rhys...
F. A. – Je prends Jean Rhys. Elle m’a foudroyée.
F. B. – Ça ne m’étonne pas.




"La lecture, c'est comme la drogue"

Quels sont vos premiers souvenirs de lecture ?
F. A. – Ça s’enfonce dans la nuit des temps. J’ai toujours pensé que la lecture, c’était comme une drogue. On pense qu’on est si malheureux qu’on ne va pas survivre à cette heure, à cette minute, on s’allonge avec un livre... et hop ! c’est parti.
F. B. – Je suis addict à cette définition.
F. A. – Parfois, sur des tournages où les cadres sont laids, où la lumière est laide, où tout est laid, un livre, et vous êtes le roi du monde.

Vous avez dédié votre livre à votre fille, Chloé, qui, écrivez-vous, « lit plus vite que moi »...
F. B. – Oui, elle lit très vite. Elle aime bien les histoires de vampires, Twilight, etc.
F. A. – Moi aussi, j’aime Dracula, le prince des ténèbres.
F. B. – Elle est un peu gothique, Fanny. Regardez le maquillage, les yeux et tout. Elle fout les chocottes.
F. A. – Dracula, il est très sexy. Il incarne le mal. Il est séduisant. Il inquiète les jeunes filles que la société veut marier. Et puis, il disparaît avec le jour...
F. B. – Je crois que j’ai commencé à lire avec des romans fantastiques, comme Docteur Jekyll et Mister Hyde, de Stevenson. Ça m’a marqué. D’ailleurs, c’est mon mode de vie : être totalement double. La journée, très gentil, et à partir du moment où le soleil se couche, on devient un monstre maléfique.
F. A. – Mais pourquoi attendre la nuit ?




Frédéric Beigbeder.
Frédéric Beigbeder.
F. B. – C’est le côté vampire. Les vampires dorment le jour. Je suis un couche-tard. Je peux rester à discuter avec des amis jusqu’à pas d’heure. Mais dès que les oiseaux chantent et que le soleil se lève, je vais me coucher à toute vitesse. J’ai peur du jour.
F. B. – Pourquoi avoir choisi Joan Didion ?
F. A. – Thierry Klifa, qui signe la mise en scène, me l’a proposé. Vous savez, c’est comme quand on boit un verre d’eau d’un seul coup. J’ai lu la pièce.
F. B. – C’est très triste, ce livre.
F. A. – Il y a la douleur et puis quelque chose de carnassier. Un mélange. On ne l’a pas complètement cassée, cette femme. J’ai découvert Joan Didion par l’intermédiaire de Bret Easton Ellis, dont je suis fanatique.
F. B. – Comme moi. Ça y est ! On a trouvé notre paillasson.

"On est dans une société où tout le monde évacue la mort"

F. A. – À la question « Qui admirez-vous le plus ? », il avait répondu : « Balzac, Don DeLillo et Joan Didion. Les deux premiers, ça allait, mais qui est cette Joan Didion ? C’est ainsi que j’ai lu Marie avec ou sans rien, l’Année de la pensée magique...
F. B. – Elle a perdu son mari et sa fille.
F. A. – C’est pour ça que je pose souvent la question à un écrivain : « Est-ce que ça vous a sauvé la vie d’écrire ça ? » On sait qu’on n’est jamais guéri de quelque chose. Mais pendant un temps, ça a sauvé. On a donné une forme à cette douleur innommable. Tout à l’heure, on parlait des chagrins d’amour. Mais là, il s’agit de la perte
irréparable des êtres qu’on a aimés. Joan Didion a une langue – comme peuvent avoir les Américains – très matter-of-fact, très pragmatique. Pas de « gnangnantisme ».
F. B. – C’est très compliqué d’écrire sur le deuil. Souvent, les gens deviennent un peu larmoyants. Elle, du fait de son passé de journaliste, enquête sur la douleur. Elle a la précision du reporter.
F. A. – Elle dit qu’elle peut tout donner, les tee-shirts, les casquettes, mais pas les chaussures de son mari. C’est ça, la pensée magique. Ce sont des pensées conditionnelles, comme dans les civilisations antiques. Si l’on sacrifie deux vierges, la pluie reviendra. Si je garde les chaussures, il reviendra. Qui n’a pas eu de pensée magique ?
F. B. – Moi, je ressens ça chaque fois que j’ai des amis qui meurent, au moment où je dois supprimer leur numéro dans mon portable. Ou alors – un autre truc terrible – quand vous tombez sur sa voix qui n’a pas été effacée sur un répondeur. C’est comme de la magie.
F. A. – Moi, ça m’est arrivé d’appeler et de me dire : mais il n’est pas foutu de répondre, ce type !
F. B. – Il est mort ! C’est mal élevé !
F. A. – On est dans une société où tout le monde évacue la mort : il a disparu, il nous a quittés... Là, c’est le sujet de la pièce. Il est mort. Et elle arrive sur scène en disant : « Je suis venue vous dire ce qui va vous arriver. » Elle est provocatrice. Elle joue les Cassandre. Et puis, j’aime l’idée de trente représentations. Autant de répétitions que de représentations... Je sais que je sortirai du théâtre comme d’un restaurant japonais, en ayant encore faim. Mais... bye-bye !



DRAGON




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