Personne ne l’a vu venir. D’un coup, en 2012, un jeune auteur de BD a surgi de nulle part ou presque - la Tasmanie, en l’occurrence. Emergeant du bouillon d’images de Tumblr, plateforme qui s’est depuis imposée comme un lieu d’exposition privilégié pour la BD indé, l’inconnu Simon Hanselmann y a balancé sa première bombe, Megg, Mogg & Owl. En quelques mois, un mec qui vivait dans un cabanon de jardin se retrouve à signer des deals aux Etats-Unis et en Europe.
Comédie outrancière, sa BD raconte la vie commune d’une sorcière alcoolo et toxico (Megg), de son mec (Mogg) qui se trouve être un chat noir à peu près aussi barge, et de leur coloc (Owl), un hibou guindé qui fait office de tête de turc. Pompé sur la série de bouquins pour enfants Meg and Mog (avec un seul «g», le genre de détail important lorsqu’on souhaite éviter les procès), le trio de Hanselmann végète la moitié du temps sur un canapé défoncé d’un triste pavillon de banlieue. Hilarant et décadent, le résultat n’a rien à envier aux Simpson ou à South Park en termes de provoc, tout en louchant sur le cinéma de Todd Solondz, auquel il emprunte sa jouissance dans la mise en scène du malaise de la modeste middle class.
Dans ce splendide défouloir aux allures d’autobiographie déguisée, chaque personnage s’inscrit à merveille dans les instances freudiennes du Moi (Megg), du Ça (Mogg) et du Surmoi (le pisse-froid Owl) et rejoue les combats de la psyché entre tentation, débauche et sursaut de responsabilité. Il faut admettre que Hanselmann est un garçon complexe : travelo marié à une femme, petit agité adoubé par les stars du comics indé Charles Burns, Gary Panter ou Daniel Clowes, il vit en heureux déraciné à Seattle.
Rencontré longuement en février lors du festival d’Angoulême (d’où il aurait aimé repartir avec un prix - «histoire d’être au niveau et de décorer [ses] toilettes»), il se montre calme, posé et d’une étonnante lucidité sur une vie qui en aurait laissé plus d’un méchamment cabossé, entre une mère toxico et des abus divers et variés. «Simon est un type fascinant, nous explique le bienveillant Clowes. Ce gamin fou de Tasmanie… Il n’a que 36 ans, c’est encore un gamin, mais on a l’impression qu’il a vécu plus de choses que 90 % des gens. Il a développé un cynisme de vieillard que je trouve très séduisant. Et peu d’auteurs de son âge ont le courage de faire des BD marrantes, ce qui est bien plus difficile à faire que des drames…»
Entretien avant la prépublication dans ces pages de Happy Fucking Birthday, le quatrième album de Megg, Mogg & Owl (qui doit paraître aux éditions Misma le 24 octobre). Pas d’inquiétude : il n’est pas nécessaire d’avoir lu les précédents volumes pour apprécier. A partir du 5 août, le Français Nicolas Presl prendra le relais pour la seconde partie des BD de l’été, avec son splendide Levant (éd. Atrabile), odyssée muette dans un pays au bord de la guerre.
Vous avez passé toute votre jeunesse en Tasmanie. Comment on s’en remet ?
Werewolf Jones
J’ai grandi dans un coin vraiment pauvre de la Tasmanie, d’abord à Launceston, puis à Hobart, la capitale. Ma mère était toxico et volait des trucs, de la bouffe notamment, pour s’en sortir. Mon père était motard et il est parti quand j’étais vraiment très jeune. Je ne le connais quasiment pas, la dernière fois qu’on s’est parlé j’avais 15 ans, et à chaque fois où on s’est rencontré c’était très bizarre… Du coup, j’ai été élevé par deux femmes cintrées : ma mère et ma grand-mère, qui est schizophrène. Je n’ai pas passé des masses de temps à l’école. Très tôt, mon but a été de rester chez moi et de dessiner. J’ai commencé à 5 ans et je me suis autopublié à partir de 8 ans. J’allais dans une épicerie où je photocopiais mes BD avant de les revendre à la récré. Je me pointais devant les autres gamins et je leur fourguais mes bidules pompés sur Mad Magazine. Un jour, je me suis fait choper par le proviseur qui a vu que c’était des histoires de petits animaux qui baisaient et s’entretuaient. Il m’a expliqué qu’on n’avait pas le droit de faire son propre magazine et de le vendre comme ça. Et moi j’étais là, genre : «Bah et la presse locale ? Et puis c’est pas des revues, c’est des fanzines, espèce de vieux con !» Du coup, dès que j’ai eu 15 ans, j’ai arrêté l’école.
Mon enfance était pourrie mais, entre deux histoires de toxicos, il y avait des moments sympas, hein. Après, la Tasmanie, c’est vraiment petit… A Hobart, il y avait quelques mecs qui faisaient de la BD et on a réussi à monter une petite scène locale. On a publié une anthologie, fait quelques expos. J’étais un gros poisson dans un tout petit bocal. A l’époque, j’enquillais les boulots de merde, chez McDo comme tout le monde, ou à ramasser des chiures d’oiseaux dans des hangars d’avions. Le pire, c’était de bosser dans des call centers, à répéter des «bonsoir, comment allez-vous, souhaiteriez vous discuter de vos contrats bancaires ?» pour se faire envoyer chier.
A 25 ans, je me suis cassé, direction Melbourne. J’ai pas mal de copains qui ont balisé en arrivant là-bas. Ils s’installaient en Australie et, quelques mois plus tard, ils revenaient avec des gros problèmes d’addiction… Vu de chez nous, Melbourne, c’est New York. Mais ça s’est plutôt bien passé. J’ai même suivi une fille à Londres pendant quelque temps avant de revenir à Melbourne pour des galères de visa. C’est là que je me suis retrouvé à vivre dans le cabanon de jardin de mon meilleur ami, HTML Flowers. Enfin, chez sa mère… C’était une super période. Je me pointais au guichet en pleurnichant : «Oh ma mère est toxico et je suis au trente-sixième dessous, je peux vraiment pas bosser», et l’Etat me filait 500 dollars. Quand on vit dans un cabanon, ça suffit largement. Du coup, on passait nos journées à faire du vélo, à dessiner…
Et la BD dans tout ça, comment ça a fini par marcher ?
Megg, sorcière toxico
A 21 ans, je me suis lancé dans Girl Mountain, un roman graphique qui devait faire 1 000 pages. J’étais jeune, con, et j’ai abandonné après avoir fait un quart de la BD. Megg, Mogg & Owl a débuté comme une respiration entre deux chapitres. Et je me suis rendu compte que c’était mieux. Ce grand projet idiot m’a permis d’apprendre tout ce qu’il ne fallait pas faire. En 2012, j’ai commencé à mettre Megg & Mogg sur Tumblr. Je n’étais pas particulièrement en avance, côté Internet ; moi, j’étais plus branché fanzines. Mais le truc est devenu viral - à l’échelle du comics, hein. Deux mois après, Fantagraphics [aux Etats-Unis, ndlr] et Misma [en France et en Espagne] me proposaient des contrats. Jamais je ne les quitterai. Depuis, j’ai eu des offres de gros éditeurs, mais ils peuvent aller se faire foutre ! Avec ces premiers contrats, j’ai pu arrêter de vivre aux crochets de l’Etat avant qu’on ne m’oblige à trouver un «vrai boulot». Je tentais de leur expliquer que je venais de signer avec un éditeur européen, que Cartoon Network pensait adapter ma BD en dessin animé, que c’était pas le moment de me faire chier avec une formation débile… mais ils pigeaient rien. Avec le recul, je me dis que les aides d’Etat, c’était une forme d’aide à la création culturelle.
Vous avez pris l’habitude de vous montrer en public habillé en femme. Ce travestissement fascine pas mal de monde…
Selon ma mère, ça remonte à la fois où elle m’a fait essayer les dessous de ma tante. J’avais 2 ans… Depuis, c’est devenu un truc super naturel. Je ne crois pas qu’on naisse comme ça… On naît homosexuel mais, ça, j’ai l’impression que c’est différent. Depuis tout jeune je suis attiré par les choses féminines. Je trouve ça assez logique d’être attiré par les filles et d’aimer les vêtements qu’elles portent. Si l’on en croit les manuels de psychiatrie américain, c’est rangé pas très loin de la nécrophilie (rires).J’ai gardé ça secret jusqu’à 30 ans. Parce que ça foutait un bordel pas possible avec mes copines. Quand je leur avouais ça, elles gueulaient des trucs genre : «Mais, putain, t’es gay ! C’est pas possible !» Et puis, en 2012, j’ai tout expliqué dans une interview. Je flippais à l’idée que les gens me rejettent, qu’ils me disent que j’étais dégueulasse… et finalement, tout le monde s’en foutait. Cinq ans après, ça n’a plus aucune importance. Je m’habille encore souvent en femme et ça ne me rend plus parano comme avant. Même s’il est inenvisageable que je m’habille comme ça en Tasmanie, c’est super homophobe comme endroit. Si tu mets une écharpe là-bas, on te traite de pédé… Mais ce genre de comportement débile, ça arrive partout, à Melbourne comme en France. Je n’ai pas l’air, mais je suis plutôt timide. Après, ça ne m’empêchera pas de me faire belle pour Angoulême [il s’est effectivement baladé en mini-jupe et bas résille les jours suivants]. Ce qui est vraiment pénible, c’est quand les fans m’engueulent lorsque je ne suis pas en femme, genre : «Oh, on a fait huit heures de route pour venir te voir et tu n’as même pas mis ta robe…»
A quel âge on a commencé à vous coller chez le psy ?
Owl, tête de turc
Super jeune, genre 13 ou 14 ans. Et j’ai dû continuer pour décrocher les aides de l’Etat. Je n’avais pas l’impression d’en avoir besoin, mais bon… ça ne me dérangeait pas. Dès que je parlais de ma mère tox, ça leur allait. J’ai arrêté la thérapie il y a trois ou quatre ans. Mon problème, c’était pas ma mère mais que j’étais tellement obsédé par l’idée de vivre de mes BD que ça me foutait en rogne tout le temps.
Vous entretenez quel rapport aux drogues ? Une mère toxicomane, ça doit dissuader…
J’ai du bol, j’ai épousé une fille qui vit dans un des trois Etats américains où fumer est légal. A Seattle, je peux aller acheter ma marijuana dans une belle petite boutique. Je ne passe pas mes journées défoncé pour autant, mais ça aide à se concentrer. Surtout quand on reste assis des heures à dessiner sans bouger… Il y a dix ans, j’ai arrêté de fumer des pétards parce que j’étais fauché, je suis retourné chez ma mère et j’ai viré alcoolo. Je faisais des trucs horriblement cons. Dans Megg, Mogg & Owl, le moment où Owl va dans une boutique de location de VHS et emmerde un couple jusqu’à se prendre un gnon, bah c’est moi à ce moment-là. Maintenant, je suis marié et je me tiens à carreau. Pour la suite de Megg & Mogg, je vais me concentrer sur ma mère et ma grand-mère. A un moment, il faudra bien que les personnages grandissent et mettent les choses à plat. Ça fait un bout de temps que ça me titille, mais je redoute la réaction de ma mère. Je pense que ça va lui faire du mal et j’y tiens pas particulièrement. Mais à un moment, fait chier, faut qu’elle assume. La dernière fois que je l’ai vue, c’était pour Noël 2015. L’horreur, elle transpirait comme une dingue et elle s’est mise à jeter des trucs partout avant de me planter avec ses copines. Pendant toute la soirée, je me répétais que c’était le pire Noël de l’histoire, mais une petite voix dans ma tête prenait des notes en disant que ça allait faire un super bouquin.
Sinon, pour en revenir à la drogue, je ne me suis jamais piqué, j’ai vu trop de truc dégueu. Les pilules ou les champis, OK, mais ça jamais. MM & O [Megg, Mogg & Owl], ça permet de se détacher un peu, de voir les choses sous un autre angle. Par moments, je suis reconnaissant de toutes les saloperies qui ont pu m’arriver. Je suis content d’avoir eu une enfance de merde, de ne pas avoir eu deux parents et de n’avoir pas grandi dans une famille de riches. Je ne serais pas devenu aussi fort qu’aujourd’hui.
Derrière le côté provo, vous êtes assez conservateur… Vous ne déviez jamais d’une composition en gaufrier (composition la plus classique d’une planche, divisée en cases de tailles identiques).
Mogg, mistigri gris
Je ne suis pas vraiment un très bon dessinateur. La clé, c’est l’écriture, le flow. Il faut que ça se lise facilement, que le texte ne ralentisse pas le lecteur. Je suis persuadé qu’une grosse partie de mon succès tient au fait que mes BD sont super faciles à lire. Je ne suis plus capable de lire les trucs de Chris Ware. C’est trop compliqué, je suis perdu… Il faut un putain de manuel. J’ai bien essayé de faire des compositions un peu plus dingues, mais pfff… je suis flemmard (rires).
Vous avez l’air de tenir au côté «do it yourself» de vos BD. Vous ne lâchez pas l’aquarelle et ces pots de colorant alimentaire que vous utilisez pour le jaune…
C’est vrai que Clowes, Burns et compagnie sont tous passés à la colorisation en numérique. Le truc, c’est que j’ai grandi en étant fauché, je n’ai pas eu d’ordinateur avant 2012. J’ai bien essayé de regarder des tutos pour apprendre Photoshop, mais une fois devant le logiciel, j’ai l’impression d’être un chirurgien qui observe un drame au ralenti. Du coup, je fais comme j’ai toujours fait, avec mon aquarelle, mes petits pots de colorant et ce que vous voyez à la fin est exactement tel que je l’ai fait. Il y a une forme d’honnêteté là-dedans. Et c’est la seule chose que je sais faire.
MM & O va vous occuper toute votre vie, non ? Vous allez faire comme Gasoline Alley, ce strip débuté par Frank King en 1918 et qui ne s’est jamais interrompu depuis, passant d’un auteur à un autre…
Ouais, carrément. Enfin, je suis plus sur le modèle de Love & Rockets [série des frères Hernandez dans laquelle les personnages vieillissent, meurent, etc.]. Je voudrais voir Megg et Mogg grandir, évoluer. Mais j’ai pas envie d’arriver au moment où ils vont faire du sport et boire des boissons vitaminées. J’ai fait une petite BD de commande il n’y a pas longtemps, genre une histoire à la Roman Polanski dans l’espace : une tannée. Au début, je pensais que ça allait être cool, différent. Résultat, j’ai détesté être loin de Megg et Mogg. J’ai envisagé d’en faire une adaptation télé - avec Lindsay Lohan en Megg -, mais ça m’est passé. Peut-être qu’à un moment, je vais grandir et me lancer dans cette adaptation de Mystères de Knut Hamsun. Mais je ne suis pas prêt. Là, mon nouvel objectif, c’est de préparer l’expo pour la galerie Martel [à Paris] en octobre. Ça me stresse parce que ce genre d’endroit est plutôt réservé aux artistes classes et malins.
Votre humour va très loin dans le mauvais goût. Ça ne vous a jamais posé de problème ?
La scène où Owl se fait violer par Megg et Mogg n’est pas super bien passée. Des filles sont venues me voir pour me dire qu’elles avaient été violées et qu’elles ne trouvaient pas ça très malin. Je ne disais rien… Mais à un moment, ça va : c’est le genre de trucs qui me sont arrivés à moi et à des amis. C’est plutôt intime ! J’ai longtemps essayé d’être arrangeant avec ces gens qui ont un avis sur tout, mais c’est fini. Cet état d’esprit transpire la faiblesse. A force de se protéger de tout, en vivant dans une petite bulle qui permet de ne rien affronter, ça donne des générations de gens mous. Et puis la planète se casse la gueule : le Brexit, Trump, vos propres élections en France… Faut vous endurcir un peu, les gars. On peut pas tout éviter à coup de psy.
Photo Claude Pauquet. VU