lundi 24 juillet 2017

Isabelle Huppert / "Je ne crois pas au cinéma féminin"


Isabelle Huppert : "Je ne crois pas au cinéma féminin"

Par Isabelle Giordano | Le 22 mai 2017

Elle est le visage de la 3e édition des rencontres Women in Motion, il en est l'initiateur. Avec François-Henri Pinault, P.-D.G. du groupe Kering, débat sur la place des femmes dans le cinéma.

Une actrice, Isabelle Huppert, un chef d’entreprise, François-Henri Pinault : dans les salons d’un grand hôtel parisien, que peuvent-ils avoir à se dire ? Ils ont pourtant des points communs et aiment réfléchir, chacun à sa manière, à l’image et aux droits des femmes. Isabelle Huppert s’apprête à présenter deux films (1) à Cannes et rentre d’un de ses nombreux voyages, où UniFrance l’accompagne parfois, en promotion ou en tournage. Insatiable curieuse, elle aime parcourir la planète.
François-Henri Pinault se prépare à se rendre au Festival de Cannespour la troisième édition de Women in Motion, un rendez-vous devenu incontournable, qui œuvre pour mettre en lumière le rôle et le talent des femmes dans le cinéma, organisé par le groupe de luxe Keringqu’il dirige. Conversation à trois autour d’une tasse de thé vert.
Isabelle Giordano. - J’aimerais commencer par une question à tous les deux : êtes-vous contente d’être une femme, êtes-vous heureux d’être un homme ?
Isabelle Huppert.
 - Oui, je suis heureuse d’être une femme ! J’ai l’impression que c’est tout de même plus facile que d’être un homme. Même si j’ai bien conscience des nombreux problèmes, de tous les obstacles auxquels une femme est confrontée tout au long de sa vie. Si j’étais un homme, je serais encore plus attentif aux femmes. Je serais un homme féministe. Mais je ne parle pas que des qualités, j’aurais beaucoup de défauts aussi. J’aurais toujours envie qu’on s’occupe de moi, je serais irresponsable. Je serais un homme impossible, heureusement, je suis une femme !



François-Henri Pinault et Isabelle Huppert
Isabelle Huppert: Je serais un homme impossible, heureusement, je suis une femme!
François-Henri Pinault. - Je suis content de mon sort, mais j’aimerais bien passer rien qu’un moment dans la peau d’une femme. Juste pour comprendre certains mécanismes psychologiques. Quand j’ai commencé à m’impliquer dans la cause des femmes, une chose m’a intrigué : pourquoi, à un niveau de compétences et de responsabilités égales, les comportements des hommes et des femmes peuvent-ils être si différents ? Les femmes n’expriment pas leur ambition professionnelle de la même manière que les hommes. Des études montrent que les femmes au pouvoir utilisent des talents et des recettes bien à elles ; elles ont des réflexes de management différents des hommes, ce qui est complémentaire, mais elles n’en sont pas toujours conscientes.
La sortie mondiale de Elle a été un succès constaté à chaque voyage que nous avons fait ensemble, de New York à Tokyo. Pourquoi ce film provocant a tant plu, notamment aux États-Unis ?
I. H.
 - Parce qu’il s’agit d’une femme libre qui sort des stéréotypes, mi-victime mi-vengeresse, beaucoup plus machiavélique. Je pense que l’attraction pour le film vient de l’alliage subtil entre force et vulnérabilité. Il y a la partie émergée de l’iceberg - la provocation, les scènes dérangeantes, et la partie immergée, la fragilité, la complexité…Le tout soulevant plus de questions qu’il n’apporte de réponses, puis il y a l’humour et la distance qu’il impose.
C’est aussi un film qui détonne dans l’Amérique de Trump…
I. H.
 -Et dans l’Amérique en général, qui reste un pays très puritain. Mais pour autant il ne faut pas non plus prendre tous les Américains pour des grenouilles de bénitier ! Aussi puritains soient-ils, ils ont tout de même été capables d’encenser Paul Verhoeven.
F.-H. P. -Les États-Unis aiment Isabelle Huppert, je le constate lorsque j’y voyage. J’ai beaucoup apprécié le film de Paul Verhoeven. Tout comme mon épouse (NDLR : l’actrice Salma Hayek), qui est aussi très admirative des choix d’Isabelle. Ce que j’apprécie, c’est qu’elle n’est jamais dans la facilité. J’aime son audace.

Isabelle Huppert
Isabelle Huppert: “Pour une actrice, c’est peut-être encore plus difficile d’être vraiment libre et de faire des choix audacieux.”
Lors de la campagne pour les Oscars, on a vu les actrices Jessica Chastain et Annette Bening porter le badge «I love Isabelle Huppert» : quelle déclaration !
I. H.
 - (Elle sourit.) Je crois que ce qu’elles aiment surtout, c’est ma possibilité de faire certains films. Elles envient ma liberté qu’elles ont moins ou peu, c’est une réalité. Aux États-Unis, les actrices n’ont pas toujours accès à la même diversité de rôles que nous. Les personnages féminins intéressants et subversifs sont nettement moins nombreux dans les scénarios américains. Les actrices que vous citez ont un réel attrait pour le cinéma d’auteur, un genre qui doit beaucoup au cinéma français. Nous avons un cinéma qui fascine le monde entier, car nous sommes capables de raconter des histoires singulières, transgressives.
Quels sont les personnages d’Isabelle Huppert qui vous ont le plus marqué ?
F.-H. P. 
-Sans hésiter, la Pianiste.
I. H. - C’est drôle, c’est toujours ce film que les gens citent…
F.-H. P. - Il y a tant de vos rôles que j’ai aimés, comme dans Violette Nozière, la Dentellière, la Cérémonie… Je suis impressionné par ces choix périlleux et même parfois presque casse-gueule.
«Mon problème, déclara un jour à Cannes Agnès Varda (lors d’un débat avec Women in Motion, à Cannes, le 23 mai 2015), n’a jamais été d’être une femme dans le cinéma, mais de proposer quelque chose de novateur et libre.» Cette phrase vous ressemble, non ?
I. H. 
-Cette profession de foi s’entend différemment selon qu’on est une actrice ou une metteuse en scène. Pour une actrice, c’est peut-être encore plus difficile d’être vraiment libre et de faire des choix audacieux. Mais cette phrase d’Agnès Varda me fait penser à Nathalie Sarraute qui répugnait à parler de «littérature féminine». De la même manière, je ne crois pas trop au cinéma féminin. Cela n’empêche pas de défendre les droits des femmes. Aux États-Unis, c’est un sujet permanent dans le milieu du cinéma. Patricia Arquette avait bien eu raison de dénoncer l’inégalité salariale il y a deux ans.
F.-H. P. - Le sexisme persiste encore dans le cinéma. Je pensais que les choses s’étaient améliorées sur les plateaux de tournage ou derrière la caméra, pourtant on constate, par exemple, 42 % d’écart de salaire entre un réalisateur et une réalisatrice de long-métrage. C’est une moyenne, c’est énorme. Il existe une autre chose assez choquante et radicale : le droit de veto de certains acteurs sur leur partenaire féminine. Comme si une femme ne devait pas leur faire de l’ombre… C’est malheureusement assez fréquent, et les actrices n’ont pas leur mot à dire.



La France est l’un des seuls pays où il y a beaucoup de femmes cinéastes…
F.-H. P. 
-Oui, et c’est une différence majeure entre la France et l’Amérique. Les chiffres montrent qu’en Europe un réalisateur sur cinq est une femme, soit environ 20 % de femmes réalisatrices, ce qui est évidemment bien trop peu, mais plus que les 3 ou 5 % aux États-Unis. Au-delà de la réalisation, le scénario pourrait être le nouveau défi, la nouvelle conquête pour les femmes. En France, comme ailleurs, les scénaristes sont majoritairement des hommes, et les rôles réservés aux femmes sont parfois indigents ; je le vois parfois avec mon épouse en discutant des scénarios qu’elle reçoit. C’est le nerf de la guerre, au même titre que la production. On ne confie pas de gros budgets aux femmes : en Europe, presque 85 % des aides sont données à des réalisateurs masculins.
Isabelle, en recevant votre prix aux Golden Globes, vous avez évoqué le cinéma capable d’abattre «les murs et les frontières». Quel est son futur impact ?
I
 . H. - Cette référence à l’actualité, qui n’était d’ailleurs pas directement dirigée contre Donald Trump, avait pour moi une portée plus générale. L’art dépasse les frontières. Dans l’époque actuelle, ces propos sonnent comme un signal d’alerte contre la multiplication des discours racistes ou des appels à la haine.
Et vous, François-Henri Pinault, vous arrive-t-il aussi de vous servir de votre notoriété pour faire passer des messages ?
F.-H. P.
 - C’est moins une question de notoriété que de responsabilité. C’est une conviction familiale forte, pas seulement un penchant personnel. Je suis persuadé que dans le monde d’aujourd’hui, dans le chaos ambiant, un groupe comme Kering a une responsabilité importante, qui dépasse la sphère économique. Certes, il est important d’embaucher, de favoriser la croissance et l’emploi d’un pays. Mais l’entreprise doit aussi être le reflet de la société : aujourd’hui, 60 % de nos collaborateurs sont des collaboratrices. Ce fut une petite révolution interne. Et, à travers notre nous sommes armés pour nous attaquer à d’autres combats.


Pensez-vous que certaines femmes se doivent d’être des modèles inspirants ? François-Henri Pinault, votre mère, écologiste convaincue, semble être à l’origine de votre engagement ?
F.-H. P.
 - Oui, elle a beaucoup compté pour moi. Aujourd’hui, pour défendre les engagements qui me sont chers, j’ai choisi le cinéma. C’est le seul média capable de faire évoluer les mentalités. Je le vérifie chaque jour avec Women in Motion. Quand on choisit la lutte contre le sexisme - qui concerne aussi le monde du cinéma -, il est bon de s’appuyer sur des films, ou des personnes qui peuvent bousculer les préjugés, faire avancer la société. Le cinéma peut être un incroyable levier d’action.
I. H. -Je ne sais pas si une actrice peut être un guide ou un modèle, mais en tout cas, être libre, oui. Le cinéma peut être un art expérimental. Le théâtre encore plus. On peut y faire des expériences, risquer de ne pas plaire, tenter de multiples choses, varier les pistes.
Vous avez en commun d’être chacun parent de garçons et de filles. Les avez-vous élevés différemment ?
F.-H. P.
 - (Il sourit.) Il se trouve que nos fils sont amis, c’est le hasard, c’est aussi un point commun… J’ai éduqué mes fils avec un souci d’égalité et de respect vis-à-vis des femmes. L’égalité femme-hommeest un apprentissage qui débute dès les premières années.

François-Henri Pinault et Isabelle Huppert
François-Henri Pinault: “Pendant des siècles, l’art a été un domaine monopolisé par les hommes… Ce n’est plus vrai.”
Et vous Isabelle, comment étiez-vous avec votre fille et vos deux garçons ?
I. H.
 - Est-ce que je les ai élevés différemment ? Euh… J’aurais bien du mal à répondre à cette question… J’aurais dû me la poser avant, c’est un peu tard maintenant, au moins pour les deux aînés ! Je pense avoir procédé comme Monsieur Jourdain, sans le savoir j’ai eu la volonté de ne pas assigner telle ou telle tâche à l’un ou à l’autre, parce qu’ils étaient fille ou garçon. J’aimerais poser à mon tour une question à François-Henri : j’ai l’impression que le monde de l’art est très masculin, est-ce vrai ?
F.-H. P. - Je pense sincèrement que dans l’art contemporain, il y a autant d’artistes femmes et hommes. Je connais beaucoup de femmes peintres, photographes ou sculptrices. Je parle évidemment de l’art contemporain, car cela n’a pas été le cas pendant des siècles - et cela n’est toujours pas le cas dans d’autres domaines culturels d’ailleurs ! Question d’époque, de mœurs, de coutumes - pendant des siècles, l’art a été un domaine monopolisé par les hommes… Ce n’est plus vrai.
I. H. - Vu de loin, on a un peu cette impression. Pour une Louise Bourgeois ou une Annette Messager, combien d’artistes hommes ? Mais c’est une réalité qui est sans doute en train d’évoluer. Et c’est tant mieux.

F.-H. P. - À mon tour, j’ai une question pour Isabelle : aimez-vous faire des comédies ?
I. H. - Oui, la Pianiste ! (Elle rit de bon cœur.) Trêve de plaisanterie, il y a des moments très drôles dans la Pianiste. J’ai un peu de mal à délimiter clairement la comédie du drame, et je me méfie même de cette attraction un peu normative pour les «comédies» qui ramène le cinéma à sa seule fonction de divertissement. Mais je suis heureuse d’avoir fait des films comme Copacabana, les Sœurs fâchées, Huit Femmes, Signé Charlotte, Amateur… Tout ces films sont des comédies, mais pas seulement.
F.-H. P. - C’est étonnant : j’ai vu la plupart des films que vous citez, mais je vous associe surtout à des rôles sombres. En tout cas, je vous vois avant tout comme une femme qui défend ses personnages avec de la force, du mystère et une grande sincérité.
I. H. - Disons que sans trop me prendre au sérieux, le cinéma et le théâtre restent une affaire très sérieuse pour moi.
(1) Happy End, de Michael Haneke, en salles le 18 octobre. Et La Caméra de Claire, de Hong Sang-soo, en salles prochainement.


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